Critique du film La Bête

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Par Super Seven

le 07/02/2024

SuperSeven :

Strates du contemporain

On avait laissé Bertrand Bonello dans le sublime chaos de ton et de structure que proposait Coma. Juxtaposer les images synthétiques de l’époque, comme un geste anthropologique, pour s’en amuser, faire circuler librement les névroses et les doutes d’un plan à l’autre, d’un monde à l’autre. C’était le petit film en attendant le grand.

La bête, composition autour de la nouvelle de Henry James La bête dans la jungle, est aussi une œuvre de blocs entremêlés : un présent situé en 2044, depuis lequel Gabrielle (Léa Seydoux) observe ses vies antérieures pour se purger de ses sentiments. Chaque fois, elle croise Louis (George MacKay), l’une en 1914 dans la haute aristocratie parisienne, l’autre un siècle plus tard dans le Los Angeles des wannabe. Ternaire, comme une dissertation, La bête est loin d’être furieuse dans un premier temps. Le récit se met en place dans un futur par soustraction, où technologie rime avec évidement. Au-delà de chroniquer le monde tel qu’il pourrait-être, la raideur est surtout un principe d’abstraction. Dès la première image, Gabrielle est postée devant un fond vert, traquée par une bête invisible, poursuivie par une idée. En 2044, elle est soumise à un entretien d’embauche par la voix flottante d’une intelligence artificielle (celle de Xavier Dolan) dans une pièce virtuelle, le contre-champ est remplacé par un plan sur l’autre côté du visage de la jeune femme, son corps confronté à l’immatérialité, dialoguant avec lui-même. Aussi, la grande scène de bal qui inaugure la partie 1910 reprend au mot le texte de Henry James, matière ambivalente puisque Bonello épouse toute la douceur et la sensualité du verbe victorien, la berçant d’une langueur classique dans un éden haussmannien ; pourtant, au cinéma, l’abondance du verbe a aussi le goût de l’abstraction en soi dans un domaine d’images, mais aussi, par là même, de la retenue et de la fixité, pour deux physiques qui s’abstiennent de se rencontrer. Le cinéaste dispose alors toujours ses silhouettes principales sur des arrière-plans qui dissolvent la matière du monde : des fonds verts, ou encore les murs blancs et nus de la luxueuse villa que Gabrielle garde à Los Angeles, ainsi que les flous épais des longues focales, sur lesquels flottent les amoureux en 1910.
Dans trois régimes esthétiques contradictoires, le film donne l’air de penser par-delà la chair, notamment lorsque son programme s’édicte lui-même dans la dureté du dialogue au cours de sa première moitié – entre 1910 et 2044, c’est dans les mots qu’on existe et que le récit disserte : la peur irrationnelle, l’ombre d’une catastrophe, le confinement au neutre – qu’il s’agisse d’arpenter un monde post-artificiel ou la mélancolie romantique d’un ratage amoureux, la parabole de la fuite du sentiment se sculpte et s’organise pour une écriture qui semble théoriser pour elle-même ses potentiels d’analyse (quelles aspérités resterait-il alors à décanter pour le critique ?). Là encore, Bonello compte sur la dualité de ses images : il place toujours l’organique en collusion avec ce qui le désincarne (et donc le rétrécit), non pas avec la facilité d’une opération de contraste « chaud sur froid », mais en mettant en scène des corps-caméléons, qui au contact du minéral se trouvent rigidifiés dans leur posture. Par exemple, un texte tentaculaire peut être une opération de contournement pour demander aux acteurs de produire du vivant par ailleurs, et en même temps (et au contraire) une manière pour le film de prendre la forme de la distance qu’il raconte. Une image-phare de l’œuvre serait le sarcophage dans lequel Gabrielle peut accéder à ses vies antérieures, étendue prenant la posture du rêve ou de la psychanalyse, son crâne pénétré par une aiguille métallique – aucun plan du film n’est aussi évocateur d’un univers cronenbergien, et pourtant, le cinéaste canadien est peut-être, au fond, l’artiste matriciel qui irrigue philosophiquement La bête, pour faire la part entre textures et concepts.

Surtout, la tripartition du film prend tout son sens à cette lumière. Dans une œuvre qui travaille d’abord ses énoncés thématiques dans la droiture textuelle, le foisonnement des signes prend la froideur à revers. Les répétitions, les correspondances, les échos fabriquent ses méandres plus que ses clés de compréhension. Bonello s’amuse à bâtir l’acuité, notamment grâce aux ressorts littéraux du mélodrame classique, pour mieux faire sentir un déplacement lorsque le film se reformule, se déconstruit.
La figure de la poupée est peut-être le meilleur exemple de la fluidité des signaux. En 1910, Gabrielle fait visiter l’usine de poupées de de son mari à Louis. Plusieurs plans s’attardent sur leur fabrication, une production sérielle de corps identiques, figés dans le neutre. Plus tôt, en décrivant ces poupées, Gabrielle avait montré sa capacité à adopter cette posture, leur visage inexpressif, par le mime. Dans cette scène de visite, en parallèle, une tension s’est installée entre les deux amants potentiels : Gabrielle se trouve être devenue, en effet, anormalement froide et distante. D’un plan furtif, Louis regarde tour à tour une poupée, dont il se saisit, et le visage de la femme qu’il aime. Sans doute fait-il le lien entre les deux expressions, mais ce regard transmet en parallèle une angoisse bien plus structurelle au film : et si les affects étaient eux-mêmes sériels, répétitifs, et l’amour qu’il lui porte sans particularisme ? Plus tard, en 2014, Gabrielle pense étreindre Louis mais son amant change de visage : elle ressent, elle aussi, avec horreur, comme les sentiments sont parfois abstraits, voire sans prise avec ceux qui en sont l’objet. C’est l’horreur de vivre l’autre comme informe. Et nos deux personnages sont ainsi, à chaque vie, hantés par des poupées, en cela que cette forme unique et arbitraire est informe dans l’absolu – le futur produit des poupées humaines, dont l’une, « Poupée Kelly » (Guslagie Malanda) accompagne Gabrielle dans son purgatoire émotionnel, tandis que la partie 2014, ancrée dans l’horrifique, en fait des bibelots humanoïdes animés à la Chucky. Les symboles voyagent et se réincarnent de monde en monde, tandis que la relation centrale circule elle-même dans l’ambigüité, parallèlement répétitive et parfaitement variable. À Los Angeles, Louis devient un incel en passe de commettre un féminicide et le film prend la forme d’un slasher : il traque Gabrielle pour la tuer. Schématiquement, on passe d’un ordre où l’on cherche à s’aimer – 1914 – à un ordre où, faute d’amour, on cherche à tuer autrui – 2014.

Dès lors, qu’elle emprunte à l’opération poétique classique ou opte pour un désagrègement moderne de la forme, chaque trame fourmille de gestes à la porosité duelle, dans un film qui creuse sans cesse les potentialités de la fiction. Les deux puits narratifs – 1914 et 2014 – culminent justement sur un concentré d’ambivalence.
Retour sur l’usine parisienne : le niveau de la Seine monte et l’eau envahit le bâtiment, dont l’installation électrique court-circuite. Les poupées vitrifiées, faites de celluloïd (quel hasard) prennent feu. Que d’éléments équivoques : l’inondation et l’incendie, l’aridité d’un objet constitué de la chair du cinéma. Surtout, pour s’enfuire de l’usine dans laquelle ils sont enfermés, les deux personnages qui fuyaient leurs sentiments doivent alors se déshabiller, puis plonger ensemble dans des eaux bleutées pour trouver une issue de secours. S’il s’agit d’un coup du sort, pour un couple, de mourir à l’instant où il décide de ne pas consommer son attirance, l’extraordinaire sensualité du plan symbolique figure au contraire qu’ils le font. L’entrelacement de la pulsion de vie et de la pulsion de mort devient une modalité de montage lors de l’autre climax, celui de la partie 2014, où deux issues possibles, un meurtre ou une rencontre amoureuse, se produisent en parallèle par un emballement sismique du montage, qui se répète, recule, se bloque et se décale : c’est par les jointures de la séquence que la diégèse se disloque.
Sismique, La bête l’est aussi littéralement dans son rapport à la catastrophe. Chaque trame en connaît une : l’effondrement climatique évacué par l’artificialisation du monde en 2044, la crue de Paris en 1910 (et par projection la guerre quatre ans plus tard), et un ersatz du Big one en 2014. Ces épées de Damoclès s’emploient comme une figuration de l’angoisse métaphysique de Gabrielle, autant que comme rappel immanent d’un contemporain (2024) lui-même catastrophé. Surtout le cataclysme frappe toujours un réordonnancement de la structure même du film, jusque dans son système signalétique. C’est le sismique au sens de Derrida, l’ébranlement du rapport entre l’image, le symbole, le texte et leur signification. Lorsque le séisme se produit en 2014, Gabrielle est captivée par un écran de télévision, sur lequel un étrange télécrochet diffuse en boucle une balade de Roy Orbisson, comme si elle résonnait en elle depuis un monde encore inconnu au spectateur. Elle sent que le métabolisme profond de l’univers fictif dans lequel elle est disposée s’apprête à muter. Or, ce n’est pas la terre qui tremble mais l’image elle-même, par un effet volontairement grossier. Après la catastrophe, rien n’est détruit dans la physicalité de la diégèse mais quelque chose s’est déplacé à des strates plus profondes. Il n’est plus d’univers tangible : les visages des hommes se confondent, puis l’on peut s’aimer et se tuer d’un seul raccord.

Car le caractère malléable, voire ludique de ces poches de récit tient du fait qu’elles épousent les traits les plus artificiels de la fiction – la codification de « genre » comme un imaginaire collectif. On ne visite pas les vestiges du réel mais le construit de la mémoire, et donc des imaginaires de cinéma – se nourrissant d’un flux cinéphilique reconjugué dont on pourrait lister les grands totems (David Lynch, bien sûr, comme l’histoire du slasher) –, qui se présente certes comme une composition, mais aussi comme un voyage onirique dans le passif émotionnel de son auteur. Cela concerne d’ailleurs toute l’histoire de l’art, la musique, de Schönberg à Patsy Cline, comme la peinture, avec le spectre d’Egon Schiele qui hante la scène de bal en ouverture du film. Il est dit de ce dernier que « son art est aussi sombre que l’époque est lumineuse. », une naïveté dont on sait qu’elle prendra un tournant ironique. Or, c’est aussi en cela que La bête pratique un décadentisme sans passéisme : la faste surface de la Belle Époque a toujours le goût du crépusculaire et du factice. Le réel n’est pas mis à disposition par le monde que l’on traverse, mais par l’œil sensible, celui du personnage, ou celui de l’artiste. De même, les boîtes de nuit de 2044 sont devenues des sas nostalgiques, des machines à revisiter les causes perdues, et c’est peut-être le trait le plus tragique de ce futur désaffecté. Le refuge nostalgique sonne pour Bonello comme une maladie de la production esthétique, dans une société qui perdrait le désir de regarder la chair du contemporain en se projetant dans l’infinité. La multiplication des peurs et des catastrophes rend désirable de se purger du sentiment, mais c’est aussi la matière qui rattrape le présent du corps, et fait éprouver la vie, l’inspiration.

C’est là toute la force du geste artistique de La bête : disposer des régimes de récit prédéterminés et hétérogènes pour les pervertir, les contaminer entre eux, ajourner la narration pour embrasser le vécu désordonné du présent. On voit d’ailleurs poindre de plus en plus fréquemment ces films alchimistes (de Trenque Lauquen à Beau is afraid) qui portent en eux la traversée de plusieurs modèles de fiction au sein d’une même œuvre, pour mieux marquer l’amplitude, l’indéfinition parfois, des expériences contemporaines. La bête pourrait bien être le manifeste de cette modalité de cinéma : il est des gestes d’iconoclasme qui ne valent tant tant par leur originalité ou leur audace, que par leur faculté profonde à transmettre subitement l’évidence de leur temps en déplaçant la forme. Peut-être est-ce cela, la modernité.


Victor Lepesant

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