Critique du film Jeunesse (Le Printemps)

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Par Super Seven

le 06/02/2024

SuperSeven :

Le bourg de Zhili (Zhilizhen, littéralement « bourg du tissage » en chinois) est situé dans la ville de Huzhou, à une centaine de kilomètres de Shanghai. Il s’agit du plus grand centre de fabrication de textile pour enfants du continent asiatique, avec environ 20 000 ateliers qui produisent des centaines de millions de pièces par an. Près de 300 000 personnes y vivent, dont les deux tiers sont des migrants venus de villages ruraux. C’est à ces jeunes chinois remplis d’espoir, venus en ville pour travailler, que Wang Bing s’attache dans Jeunesse (Le printemps), première partie d’un triptyque fleuve pas encore terminé.

Le sous-titre saisonnier annonce presque ironiquement (ou tristement) le dispositif : des dizaines d’ouvriers passent devant nos yeux, éclosent rapidement avant de disparaître. Réduits à leurs nom, âge, et lieu d’origine, la plupart sont issus des mêmes provinces (supposément agricoles) et n’ont même pas encore vingt ans.

Un tel défilé ininterrompu a, d’ordinaire, tendance à gêner l’identification, mais Wang Bing parvient justement à aménager de beaux espaces de vie aux individus qu’il filme, s’effaçant même parfois devant eux au point de faire douter de l’existence même de la caméra. Ce faisant, il réussit à introduire (et lui aussi dedans) de l’intime et de l’humain, de la vie, au cœur de cette grande machinerie. Cela prend par exemple la forme d’une jeune fille qui annonce qu’elle est enceinte d’un autre ouvrier, révélant par là-même une problématique digne d’un début de tragédie : elle vient de la ville tandis que son compagnon vient de la campagne. Cette plongée dans la vie privée souligne des enjeux sociaux qui la dépassent et permet de casser les murs de l’usine pour étendre l’horizon politique du film, notamment sur la question du statut de résidence. Le Hukou, sorte de passeport intérieur, se décline en deux versions, lesquelles donnent en Chine des droits variés. Ainsi, être titulaire d’un Hukou rural quand l’on vient travailler en ville équivaut à être un citoyen de seconde zone, le Hukou urbain étant nécessaire pour jouir de la totalité des droits dans cet espace. Zhilizhen agit de fait comme un reflet de la société chinoise, séparée entre gens des villes et gens des campagnes, marginalisant toujours plus les individus issus des aires agricoles.

Qu’elle soit, ou non, invisible, la caméra enregistre et a valeur de témoin actif en ce qu’elle suit les personnages, lesquels dictent en un sens ce qui doit être montré. Un des sujets n’hésite d’ailleurs pas à s’adresser à la caméra pour qu’elle le suive car “il y a des choses à filmer là bas”, s'octroyant ainsi, l’espace d’un instant, le rôle du metteur en scène. Un vertige s’installe : les jeunes ouvriers cités précédemment se mettaient-ils eux-mêmes en scène en train de vivre, se battre, jouer, tout en prétendant ne pas être observés ? Peu importe en réalité. Ce qui compte c’est l’énergie débordante qu’ils apportent au film. La mobilité ou l’instabilité de leur fougue suinte de toute part, éclabousse l’image.

L’objectif poursuivi a néanmoins quelque chose de contradictoire. L’entreprise d’humanisation par la mise en scène (filmage au plus près des jeunes, attention portée à leurs intéractions, leur quotidien) est confrontée à un montage déshumanisant. Une certaine frustration ressort de la réduction à l’état de bribes de ces bulles d’air au sein d’un écosystème renfermé. Wang Bing joue avec notre envie de passer plus de temps avec les jeunes qu’il nous présente, pour mieux nous déstabiliser en remplaçant les visages à suivre. Interchangeables, ils entrent et sortent du champ comme ils entrent et sortent des manufactures de Zhilizhen. Si l’on comprend la cohérence de ce choix de montage par rapport au propos, il rend tout de même le film parfois éprouvant à suivre. Comme si, ballotté de visage en visage et perdant constamment ses attaches, le spectateur finissait lui-même broyé par le système.

Entre les différents ateliers et parcours présentés, le travail, lui, reste strictement le même. Seul devant un métier à tisser, dans un vacarme assourdissant, l’ouvrier fabrique à la chaîne des articles textiles bon marché : pantalons de sport, vestes ou encore shorts. La rapidité et l’agilité des gestes s’inscrivent dans une dynamique aliénante qui s’étend pendant de longues heures dans la réalité (ils travaillent tous les jours de 8h à 23h) et de longues minutes à l’écran. C’est par son sens de la répétition et le travail précis sur le son des machines que Jeunesse exprime finalement sensoriellement la condition du travailleur. Mais il ne s’agit pas de n’importe quel travailleur.
Une différence majeure avec notre conception française frappe d’emblée. Zhilizhen est le temple du capitalisme le plus archaïque, le plus sauvage. Des milliers de petits ateliers mènent une lutte acharnée les uns avec les autres, abusant d’un turnover infernal tant du côté des employés que des propriétaires. La Chine contemporaine renvoie ainsi à l’ère de la libre concurrence, telle qu’elle existait en Europe à la fin du 19e siècle, avant que les contradictions internes du capitalisme ne provoquent sa mutation vers la formation des monopoles capitalistes au gré des différentes crises. Mais aussi avant la formation de structures collectives comme les syndicats, rares possibilités de contre-pouvoir au capital. Une séquence parmi les plus passionnantes de l’ensemble, est particulièrement éloquente à ce sujet : celle des revalorisations de salaire. Ici, pas de négociations de branche, ni de grèves, ou encore de délégué du personnel. Les travailleurs s’organisent entre eux, atelier par atelier, et sont contraints de dénicher un courageux pour porter les revendications collectives à l’employeur.

Difficile, en tant que spectateur occidental, de ne pas être saisi par la différence dans les rapports de force avec les schémas que nous connaissons. Ceci découle du fonctionnement des ateliers, qui ne sont que de simples locaux avec des machines à coudre individuelles. Le niveau de mécanisation n’est pas assez élevé pour mettre en place une organisation fordiste, où l’ouvrier n’a qu’une seule tâche simple à réaliser et est payé à l’heure de travail, de sorte que les ouvriers de Zhilizhen sont, eux, payés à la pièce fabriquée. Les négociations mettent ainsi en lumière, malgré elles, le concept marxiste de la plus-value, objet réel des discussions avec le directeur de l’atelier : quelle part du produit que l’ouvrier a fabriqué seul lui revient, et quelle part (la plus-value) est captée par l’employeur par le simple fait qu’il possède les moyens de production ? Wang Bing filme le monde du travail dans tout ce qu’il a de concret, de matériel, jusqu’à la paie en liquide, mais il offre surtout un point de vue précieux sur la genèse du capitalisme tel qu’on le connaît, doublé d’un témoignage sur l’existence des vies que nous (la société) exploitons à l’autre bout du monde.

Il est d’ailleurs intéressant que Jeunesse sorte peu de temps après Menus-Plaisirs - Les Troisgros de Frederick Wiseman, offrant la possibilité de les enchaîner dans une même journée, tant les deux films se complètent étrangement. Outre une attention similaire à la précision des gestes, à la captation du réel dans le temps long, tous deux s’attachent à des sujets à la fois opposés et liés. Après quatre heures passées à Roanne à découvrir la fabrique des plaisirs bourgeois, on atterrit en Chine et on y voit pendant 3 heures et 35 minutes l’arrière-boutique du capitalisme. Ces jeunes que Wang Bing observe sont, en quelque sorte, ceux dont les riches occidentaux abusent pour maintenir leur niveau de vie et pour pouvoir profiter de séjours chez les Troisgros.

Maintenant, qu’attendre pour la suite ? Wang Bing lui-même a déjà donné une piste, amorcée à la toute fin de Jeunesse (Le Printemps) quand un des jeunes retourne dans sa campagne natale, accompagné d’une amie. Après avoir vu les conditions de travail des ouvriers à Zhilizhen, le réalisateur entend donc s'intéresser à leur origine, élargir le cadre et retracer le trajet inverse de ces jeunes hommes et femmes venus de la campagne pour travailler. De quoi questionner les dynamiques territoriales et économiques à l’échelle du pays, pour continuer à tisser un portrait authentique de la Chine contemporaine.


Marc Thibaudet

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