Par Super Seven
A l'occasion de la présentation de son dernier film "Cavalier Seul" au FEMA de La Rochelle, nous avons eu la chance de nous entretenir avec Yves Jeuland
Ce qui frappe dans “Cavalier Seul” c’est le face à face avec Alain Cavalier qui est ton aîné mais qui, paradoxalement, devant ta caméra, donne l’impression d’être un jeune enfant, comme s’il était un peu libéré de toute les contraintes qu’on pourrait imaginer (sociales, de l’âge, etc.) et que le fait d'être filmé le ramenait à quelque chose d’enfantin.
Je crois qu’il n’a même pas besoin d’être rajeuni mais il y a quelque chose de l’enfant, de l’adolescent chez Cavalier. En revoyant le film, j’ai eu cette image d’un enfant qui me fait visiter sa chambre et me montre ses jouets. Finalement tout ce portrait prend appui sur une feuille morte, un dessin, une citation, quelque chose dans son tiroir, ses placards, accroché au mur… et c’est l’occasion pour lui de raconter un moment de sa vie. C’est à la fois le portrait d’un homme et de ce lieu qu’il a promis de débarrasser, qui est à la fois un lieu de vie, un lieu de travail, un lieu d’inspiration. C’est drôle que cette question de savoir lequel est le plus vieux des deux : on compare souvent nos caméras, enfin la taille de nos caméras, il trouve que la mienne est trop grosse par rapport à la sienne par exemple. Cet homme passe son temps à s’alléger, et en même temps il a parfois du mal à se débarrasser de certaines choses.
Il y a cette phrase que j’ai noté sur mon cahier : “J’aime que le filmeur et le filmé soient à égalité, seuls tous les deux dans l’arène.” Évidemment ça fait quand même plus de soixante ans qu’il est réalisateur, il n’en avait même pas trente quand il a tourné son premier film donc forcément il y a une différence d’âge, d’inspiration aussi, je ne me compare pas du tout à lui.
Il y a aussi ce qu’il m’a dit à l’oreille quand je lui ai dit que j’allais présenter le film à La Rochelle pour la toute première fois. Je lui ai posé une simple question, “Qu’est ce que je raconte ?”, à laquelle il a répondu : “Bah dis que c’est le portrait d’un filmeur par deux filmeurs dont l’un tient la caméra”. Je suis réalisateur de documentaires, il est cinéaste : nous sommes des filmeurs tous les deux. Il a commencé par la fiction et il est venu au documentaire, moi je suis resté au documentaire et je n’irai pas à la fiction même si cet homme là est un grand interprète du réel.
Avec cette idée des “filmeurs”, une sorte de gémellité se crée entre Alain Cavalier et toi, qui prend notamment forme au moment où il te filme en train de le filmer…
J’ai même failli lui demander le rush en lui disant que ce serait drôle que tout à coup on mette le contrechamp, et puis finalement non. Il ne me l'a pas donné d’ailleurs.
Le film est traversé par un paradoxe : en théorie, par son âge, il s’approche de la mort mais en réalité il a l’air plus jeune que jamais. D’ailleurs, à la fin, quand la pièce est vide il se met en position foetale tout seul tel un enfant dans un ventre maternel, et tu es avec lui.
Ah oui c’est vrai, c’est drôle. Il y a aussi Françoise à côté qui dit “Ohlala”, et leur ami qui les aide à déménager. Mais je n’avais pas pensé à ça, je vais m’en servir !
Ça va avec cette idée que c’est une renaissance du lieu et de lui. Parlons aussi du tournage étalé sur cinq ans, qui, étrangement et malgré le temps qui passe, donne toutefois l'impression que tout se déroule en flux continu au gré de petites ellipses. Si on omettait le chapitrage on pourrait croire que ça a été tourné la même année, même lui ne semble pas vieillir.
Il y a un autre portrait d’Alain Cavalier, réalisé par Jean-Pierre Limosin en 1995, “Alain Cavalier, 7 chapitres, 5 jours, 2 pièces-cuisine”. Il a aussi été tourné en cinq étapes mais tout la même semaine. Moi effectivement, c’est tourné sur cinq jours mais aussi sur cinq ans. C’est drôle parce que c’est un ressenti, et je me demandais justement avec un spectateur et mon monteur : est ce qu’on le voit vieillir ? Je pense que c’est inconscient.
Pour finir sur le titre du Limosin, j’ai également tourné dans 2 pièces cuisine mais ce n’étaient pas les mêmes parce qu’entre temps il avait déménagé. J’avais l’impression, quand même, qu’on le voit vieillir. Mon monteur, Emmanuel, le voit beaucoup par exemple, et il se demande si, entre les images du début et les dernières, donc entre 2019 et janvier 2024, on voit un changement.
Certaines personnes me disent qu’il se voûte, surtout la dernière fois, mais j’ai du mal à voir. Je suis trop proche des images. Je pense qu’on a tous vieilli, moi ça se remarque un peu car j’ai changé de lunettes. C’est drôle parce que je pense que ça fait partie des ressentis. Si ça t’est revenu comme si chaque jour je pouvais sonner chez lui le lendemain… En même temps, il y a des saisons différentes aussi, l'été, le printemps, l'automne. Et il ya des choses qui se sont passées entre temps : le confinement, Françoise qui est tombée (à un moment on la voit dans son lit d’hôpital, dans ses rushes à lui qu’il regarde) et dans cette période là il est venu à Carcassonne, il a mangé chez mes parents. En 2022 mon père est mort… Tout ça relève du hors champ, mais pour moi ce temps là existe.
C’est surtout que le film nous fait imaginer que quand tu le vois tu le filmes, ce qui crée une familiarité semblable à l’idée du “comme si c’était hier” à chaque fois, avec un sentiment de continuité. Comme si c’était un copain qu’on revisite comme ça, quotidiennement.
Parfois, j’y allais sans la caméra, alors que lui ne se sépare jamais de sa caméra. Quand on est allés ensemble à Carcassonne, on a fait le trajet ensemble. On s’est donnés rendez-vous à la Gare de Lyon à Paris. Je lui demande où il a mis sa valise car il n’avait qu’une petite banane. Ça fait écho au film, quand je m’arrête sur un pense bête où il avait marqué ce qu’il avait mis dans sa petite banane : un slip, etc., et sa caméra.
Moi, quand je descends à Carcassonne, je me balade avec mon ordinateur, des bouquins, des vêtements que je ne mettrai jamais… Lui, il sait exactement quoi faire pour être léger. Donc il marche très vite, “tatatata” ! Je lui demande donc où est sa valise et il me répond “Non, non, j’en ai pas.”. En revanche il avait sa caméra alors que moi je ne me balade pas avec ma caméra. Comme il avait sa caméra à Carcassonne, il la sortait et il a filmé le chat de mes parents, plein de trucs. Il filme tous les jours dès qu'il y a le moindre petit moment de grâce.
C’est la particularité de Cavalier en cinéaste, surtout hors du cadre de la fiction où il y a du découpage, etc. Depuis qu’il est passé au documentaire, il témoigne d’un caractère très alerte sur tout ce qui l’entoure. C’est impressionnant, et ton film en rend compte au point qu’on dirait que ton challenge c’est de réussir à suivre son rythme, sachant qu’à tout moment il peut te couper et te dire “Ah ma camarade” en parlant de sa pastèque.
C’est qu’il n’aime pas nommer les choses ! Il est beaucoup plus alerte que moi, qui suis parfois un peu empêtré avec cette caméra. Ma caméra est trop lourde à son goût alors que lui, hop il la tient et c’est le prolongement de son bras et de son cerveau. C’est un modèle, j’ai beaucoup à apprendre dans la faculté qu’il a de se libérer, de s’alléger, de s’affranchir des choses.
Par exemple, la troisième visite, de nuit, où il me donne rdv à trois heures du matin. Il se réveille, il a son café dans lequel il met une grosse cuillère de miel, il est en pleine forme et plein de trucs sortent car il est dans une sorte d’état second. Moi, à trois heures du matin, je ne me suis pas couché donc j’arrive et je n’en peux plus, il m’épuise. Surtout qu’on n’était pas totalement sortis du COVID donc je commence à éternuer, j’ai sommeil et effectivement j’ai du mal à le suivre. Je filme un jeune homme.
Très sportif !
Il est toujours debout !
L’espace est restreint mais on a l’impression qu’il court tout le temps, qu’il fait des tours de piste interminables.
On bouge sans arrêt. Je voulais une séquence muette mais je n'ai jamais réussi à l’avoir. Encore une fois je me dis “On va faire ça” mais c’était toujours ses suggestions qui étaient retenues… Il me disait “D’accord d’accord ta séquence muette on va la faire c’est sûr”, et puis non. Aussi, on avait essayé de faire comme si je le voyais au réveil. Il me dit “Ah vous voulez vraiment voir comment c’est ?”. Hop, il éteint la lumière donc on est dans le noir total et il se marre. Je demande si on va rester comme ça pendant une heure, il rigole puis il rallume en disant “Voilà !”.
Idem quand il est censé me faire un résumé de sa vie en cinq minutes. Il propose soit de le faire en se baladant dans son “gourbi” ou en restant assis les yeux fermés. Je me dis qu’on va faire les deux pour faire un montage alterné. Bon, il a dit cinq minutes mais ça a duré bien plus longtemps. Finalement c’est le seul moment où on le voit assis, avec le chat qui arrive, sinon ce ne sont que des entretiens en mouvement. J’adore ça ! Depuis peu, j’ai commencé un autre film en Ukraine. J’ai une équipe : interprète, chauffeur, caméraman, journalistes. On est sur l’exact opposé de “Cavalier Seul” mais c’est nécessaire. Cela dit, les paroles d’Alain résonnaient sans arrêt quand j’étais là-bas. Je prends conscience que je suis comme lui : je réalise un film pour vraiment tenir la caméra. Aussi je ne peux fonctionner qu’avec la langue française. Ce sont mes deux limites : quand ce n’est pas moi qui pose les questions, qu’il y a le traducteur entre nous qui fait que je ne peux pas ni parler ni comprendre directement les réponses, et quand c’est pas moi qui tient la caméra. Ce n’est plus du tout le même rapport filmeur-filmé. J’enchaîne donc deux films très opposés mais je suis content de tenter.
Une des plus belles leçons que l’on peut tirer, et qui découle de son filmage constant, c’est l’impression que tout est cinéma, tout est film. Même dans sa vie, dans sa maison, tout est mis en scène et cela évolue en permanence : je pense par exemple à ces boîtes de sardines qu’il transforme en sarcophage pour les animaux morts…
On dirait un petit défilé oui, il s’amuse avec ça.
Même quand il ne filme pas, c’est comme si c’était le cas. Son quotidien est un film à lui, personnel, que probablement pas grand monde ne peut comprendre à part lui parce qu’il en a les tenants et les aboutissants.
C’est là que c’est drôle d’y avoir été une première fois en son absence. Il n’y avait pas encore le petit défilé des boîtes de sardines, où il met les coquilles d’huitre et les souris avec le petit oiseau qui se balance. Il y a ce moment où je découvre le portrait qu’avait fait sa fille quand elle était gosse et je me demande ce que c’est. Plus tard on y revient et il donne l’explication. C’est comme un jeu de l’oie, un jeu de pistes teinté d’une sorte de folie douce.
C’est ça le temps qui passe. Le meilleur exemple est la fameuse pastèque qu’il ne nomme pas. On la retrouve ô combien transformée à la fin quand je me retrouve devant une espèce de crèche dans laquelle il dit qu’il y a Charlie Parker. Je me suis dit : “Ouh la la, il y a un œuf, je ne sais pas pourquoi, et il y a Charlie Parker… Bonjour Charlie !”
Mais c’est merveilleux, ça me ravit à un point pas possible. À côté de lui, je me trouve tellement pataud et banal. À chaque fois, je pose mes questions et je nomme les trucs : la pastèque, je lui demande “Comment vous nommez ce lieu ?”... Lui, il est gentil, il doit se dire “Oh la la avec ses gros sabots et sa grosse caméra” mais bon, il m’accepte quand même.
Le film est intimement lié à l’idée de communication, on peut même le qualifier d’intergénérationnel, mais surtout, en tant que filmeurs aux univers proches et différents, vous échangez à travers la caméra, le langage, les objets, les dessins ou encore la lettre qu’il t’envoie sous forme de vers avec des blagues comme le “Vive la République et les pommes de terre frites”.
Il y a quelque chose de l’ordre du passeur. Pour la lettre, j’ai caché la première partie, elle était plus personnelle, sur mon père qui venait de mourir etc. donc j’étais un peu embêté. Mais la fin je voulais vraiment l’entendre, montrer cette lettre du filmeur vers le filmé et inversement.
Sur nos approches, il y a moins d’épure et peut-être plus d’académisme de ma part. Déjà j’alterne entre les films d’archives et les films de tournages, entre le réel d’hier et celui d’aujourd'hui. Le tout concentré avec mes passions qui sont toujours la politique et les artistes.
Aussi, on ne va pas se mentir, un film comme “Cavalier seul” est plus difficile à vendre qu'un film sur Chaplin par exemple, qui lui est difficile à produire parce que ça coûte très cher.
On peut effectivement aborder la question de la production. Quand on amorce un film documentaire sur Alain Cavalier, est-ce que c’est un projet qu’on sait que l’on fait pour soi, dans une économie très limitée ?
Oui pour le coup. Alexandre (Hallier, gérant de La Générale de Production ndlr.) m’a suivi comme il l’avait fait pour “Un temps de président”. Quand c’est sur un Président de la République et que tu filmes à l’Élysée, c’est facile de vendre le film. Alors qu’on avait eu de grosses difficultés avec le film sur Georges Frêche, “Le Président”, qui n'était pas financé et dont personne ne voulait. Aujourd’hui c’est le film dont on me parle le plus. ARTE
C’est grâce à ce film que j’ai fait celui avec Cavalier. Il me l’a dit clairement. Il a eu plein de propositions d’autres réalisateurs mais j’ai eu la chance qu’il ait vu ce film, qu’il l’ait aimé, et qu’il dise ça l’aurait aidé pour faire “Pater”. Derrière je tourne seul, sans ingénieur du son ou autre, j’ai tout fait seul. Si je veux crâner, je dis que c’est un tournage de cinq ans en solitaire et si je veux dire la vérité ce sont cinq jours étalés sur cinq ans.
On l’a fait car il était possible de prendre ce risque. Puis on a décidé, en espérant que le film sera le plus vu possible, de faire la tournée des festivals avant de choisir le petit ou le grand écran, en fonction des rencontres… Arte est intéressée par exemple. Régine Vial (Les Films du Losange, ndlr.), elle, était venue en salle de montage mais n’avait vu que les deux premières journées. C’est pour ça que je voulais qu’elle revienne. Cela dit, si Arte le diffuse je serais ravi aussi. On verra bien comment ça évolue, je ne suis pas pressé. Au début j’avais une culpabilité, j’avais peur qu’il pense que je me faisais attendre. En même temps, j'ai montré que je ne spécule pas sur son âge, que je ne me dépêchais pas par rapport à lui.
Et cet homme est élégant jusqu’au bout de toute façon. On a pas mal échangé hier (le jour de la projection au FEMA ndlr.), je lui ai envoyé des vidéos, des choses comme ça et j’étais content de voir les réactions, les rires des gens.
Les rires sont importants ici ! D’ailleurs c’est intéressant car quand on regarde ton documentaire sur Chaplin, c’est évidemment drôle car on parle d’un génie comique mais le film est surtout touchant, profond. Avec Cavalier c’est l’inverse : tu fais un portrait de quelqu’un qui est un homme émouvant, mélancolique – rien que dans le ton de sa voix par exemple –, et tu en fais un burlesque moderne…
Je n’y avais pas pensé. Ça dépend aussi du regard du spectateur, je le dis toujours. Les gens voient des choses très différentes. Certains voient la mort partout, qui rôde, et ce serait un film testamentaire. D’autres trouveront que c'est un film burlesque et comique. Ça dépend vraiment de la perception, de ce qu’on a dans ses bagages.
Ça me rappelle quelque chose de remarquable quand je faisais des films sur les politiques, à savoir que la perception diffère en fonction des spectateur•ices. On a pu me dire que j’ai rendu un formidable hommage à Georges Frêche tout comme on m’a félicité en disant “Ah vraiment tu l’as bien descendu, bravo ! T’as dénoncé le cynisme en politique, le clientélisme etc.”. Chacun voit avec ses yeux et c’est bien de faire attention à ça. C’est ce que je répète tout le temps : filmer est une question de distance. De distance entre le filmeur et le filmé, notamment physique. Et c’est aussi une question de distance qu’on laisse entre le film et le spectateur. On ne livre pas un film prémâché en disant ce qu’il faut y voir, ce qu’il faut penser…
Sur cette distance filmeur-filmé, tu es “avec” Alain, ce n’est pas un film “sur” lui, il faut le préciser. Mais tu es presque exclusivement avec lui. Pourtant Françoise, sa compagne, vit à côté et apparaît deux ou trois fois, passe sa tête et fait des remarques humoristiques et tranchantes, mais tu ne veux pas franchir le pas de leur intimité.
Avec Alain nous nous vouvoyons mais Françoise me tutoie. Moi, je la vouvoie ou la tutoie selon les jours. Elle vit en face en effet. D’ailleurs, j’avais peur que les gens ne comprennent pas donc j’ai ajouté récemment le plan avec la porte sur laquelle on lit “Alain et Françoise” sachant qu’on la voit ensuite ouvrir une autre porte. Alain en parle après. Ils vivent ensemble car ils n’ont qu’à franchir le rez-de-chaussée et on voit les chats qui se baladent de l’un à l’autre.
Le film s’appelle “Cavalier Seul” mais il est beaucoup question de Françoise : on la voit en photo, il en parle souvent. Cette rencontre, c’est sa troisième révolution.
Propos recueillis par Elie Bartin et Pauline Jannon le 01/07/2024