Par Super Seven
À l’occasion de la présentation de Guérilla des Farc dans la section « Au cœur du doc » du FEMA La Rochelle, nous avons pu rencontrer Pierre Carles.
Parlons directement du tournage du film « Guerilla des Farc, l'avenir a une histoire ». Vous disiez ce matin, pendant le débat qui a suivi la projection, que le tournage s'est étiré sur plus de dix ans. A partir de 2009 jusqu'en 2022. Du coup une question un peu pragmatique : Quelle est la logique de production d'un tel film ? D'autant que vous disiez que vous avez fait des tournages en parallèle aussi. Et comment est-ce qu'on arrive à mettre en place un fonctionnement avec une équipe technique potentiellement pour assurer un tel tournage ?
Le repérage, nom des phases préparatoires, ça a commencé en 2009. Je suis allé à la Havane, à Cuba, pour rencontrer un ancien dirigeant des Farc qui aurait pu être un personnage du film. Il aurait aussi pu nous orienter – à l'époque où ils étaient encore dans la clandestinité la plus totale, considérés comme une organisation terroriste par l'Union Européenne et par les Etats-Unis –, essayer de trouver le contact avec eux dans le maquis. Ça a échoué. Ensuite en 2012, il y a eu ce début de négociation de paix entre le gouvernement colombien et la guérilla des Farc toujours à La Havane, où là il y avait possibilité d'approcher les guérilleros et les guérilleras car certains étaient négociateurs, négociatrices. Tout de suite j'ai pris un billet d'avion pour aller rencontrer des gens qui venaient de sortir du maquis et qu'on pouvait enfin rencontrer un peu longuement, pour réaliser des entretiens. Je l'ai fait tout seul. C'est à dire que je n’ai même pas pris de chef-opérateur, d'ingénieur du son. J'y suis allé tout seul avec une caméra et j'ai pu commencer une série d'entretiens avec des gens qu'on voit dans le film. C'est ce qu'on appelle les tournages conservatoires. C'est à dire qu’on n’est pas encore en production mais on sait que les choses qu'on tourne sont susceptibles de disparaître. Par exemple il y aurait pu avoir rupture des négociations, donc ils retournaient dans le maquis, on ne les revoyait plus. Et il n’y avait aucune certitude de pouvoir retrouver les personnes filmées en 2012 quelques années plus tard. Alors que c'était l'objectif : filmer ce qui allait se passer sur un relatif long terme.
Et après ces repérages et tournages conservatoires on a fait ce qu'on appelle un dossier de production, co-écrit avec Stéphane Goxe, déposé à l'Avance sur recettes du CNC qui est cruciale pour ce genre de films. On a quand même envoyé le film à la télévision, Arte notamment, mais on savait que nos chances étaient faibles et ça s’est vérifié. Ça, c’est lié au fait que raconter l'histoire d'un groupe armé comme on le fait dans ce film c’est impensable pour eux. Il y avait encore cette étiquette « terroriste » accolée par les grands médias qui empêchait de voir les choses autrement. Les Farc étaient même considérés comme des narcoterroristes et proposer une vision alternative des choses n’était pas envisageable pour la télévision. Donc il restait le cinéma pour faire un film indépendant. Mais il fallait trouver des ressources relativement importantes pour pouvoir travailler sur du long terme. Heureusement on a fini par obtenir l'avance sur recettes après quelques années, qui nous a permis, avec quelques financements régionaux dont la région Occitanie parce que la production est à Montpellier, avec Annie Gonzalez, la productrice du film de développer ce projet jusqu'au bout. Voilà. Il est sous-financé. Le coût final est autour de 270.000€ alors qu'un long métrage documentaire coûte plutôt en moyenne 400.000€ à 440.000€. Pourquoi on a pu le faire correctement en étant sous-financé ? Parce que j'ai beaucoup tourné seul avec tout le matériel. De toute façon on aurait pas pu y aller en équipe dans le maquis, c'est trop compliqué avec un chef-opérateur et un ingénieur du son. Il n’y a qu'à la toute fin du tournage, en 2022, que j'ai pu partir avec un chef-opérateur, Georgi Lazarevski, et avec un ingénieur du son qui était local, César Salazar. Ensuite on est parti sur un an de montage, pas en continu mais par périodes, pour arriver au film que vous avez vu, qui a été achevé fin 2023.
Pour rebondir sur ce que vous disiez en introduction sur l'image qu'on a des Farc qui fait que ça peut coincer de faire un film pareil, moi par exemple, j’ai 26 ans, et quand j'étais petit à la télévision...
C'étaient les méchants, c'étaient les gros méchants !
Exactement. J'avais 10-12 ans et j’ai été très marqué par l'imagerie développée par des médias comme TF1, Sarkozy qui s’adresse à eux avec véhémence et l’idée que ce sont des terroristes qui ont pris Íngrid Betancourt, donc qu’il faut trouver une solution probablement violente qui plus est. En apprenant l'existence de votre film, une curiosité naît avec une question « Quel est le regard... le contrepoint... ? » en écho à tout votre travail sur les médias. Est-ce qu'on peut dire qu'il y a vraiment une importance, notamment aujourd'hui, et là on le voit encore plus avec peut-être la campagne législative qui se joue, d'apporter un contrepoint aux médias traditionnels dans les enjeux de représentation ?
Mon travail s'est toujours fait contre des représentations dominantes. En opposition à cela. Quand je fais un film sur le sociologue Pierre Bourdieu, c'est un moment, dans les années 2000, où il est vilipendé par les grands médias. Il a une image détestable donc moi qui le connaît un peu, qui ait un contact avec lui, qui voit que les choses ne sont pas telles que le présentent les grands médias, je propose un contrepoint comme vous dites, une autre représentation que la représentation dominante. Pour « Guérilla », on me reproche souvent de ne pas donner la parole à Íngrid Betancourt ou à d’autres victimes des Farc. Mais cette parole a été donnée pendant une période importante. Ceux qui considéraient les Farc comme des gros méchants ont largement eu la possibilité de s'exprimer dans les médias, de sorte que je considère que le spectateur qui vient dans une salle de cinéma a déjà ça en tête. Donc pas besoin de le rajouter. Moi je propose un autre son de cloche sur différents sujets. Il y a quelques années, j’ai fait un film avec Stéphane Goxe et Christophe Coello sur la critique du salariat qui s'appelle « Attention danger travail » (2003) ou un autre sur la décroissance et des pratiques décroissantes qui s'appelle « Volem rien foutre al païs » (2007). Encore une fois, on propose des points de vue dissidents, des visions du monde hérétiques, non orthodoxes. C’est précisément ce cinéma-là qui ne plait pas à la télévision. Parce que la télévision, normalement, vous êtes censés, dans le meilleur des cas, mettre tous les points de vue. Or moi je considère qu'il y a des points de vue qui sont dominants et qu'on n'a pas besoin de rappeler ! Ils sont déjà dans nos têtes de spectateurs ou de téléspectateurs. C’est pourquoi, quand j'ai la possibilité de documenter des sujets qui ont été malmenées, dénigrés, ostracisés comme c'est le cas pour la guérilla des Farc, j'en profite. Il se trouve qu’en plus je connaissais particulièrement ce récit à cause de mon histoire personnelle, qui est en filigrane dans le film. Donc j'étais particulièrement bien placé pour dire « Non, c'est pas tout à fait ça les Farc... ». Il y aussi cette manière de les voir, et cette représentation... je propose une vision de ce mouvement de rebelles, d'insurgés, de maquisards dans « Guerilla des Farc, l'avenir a une histoire ».
En tant que cinéaste sur la vie politique française à travers divers angles, notamment médiatique, comment voyez-vous l'avenir de cette partie-là de votre métier dans un futur proche, notamment en cas de victoire de l’extrême-droite en France ?
J’ai documenté, oui. Par exemple, pour le film sur Jean Lassalle qui est un peu barré, « Un berger et deux perchés à l'Élysée ? » (2017), avec Philippe Lespinasse, on a projeté sur ce candidat-là des fantasmes politiques, en imaginant qu'il pouvait être plus à gauche qu'on ne le voyait en apparence, et avec un film qui lui aussi est parti dans des directions complètement inattendues. On s'est retrouvé assistants de ce candidat qui n'avait pas ou peu de staff. On s'est retrouvé à faire sa communication à certains moments, à faire ses clips, et embarqués dans une espèce de maelstrom qui ne se termine pas très bien puisqu'on le lâche à la fin. Lui aussi est déroutant et on finit par voir qu'on avait trop projeté sur lui.
Il y a aussi « Hollande, DSK etc. » (2012), film sauvage fait à quatre avec Nina Faure, Julien Brygo, et Aurore Van Opstal. C'est sur l'élection de 2012 et la présélection par les médias des candidats à la présidentielle. En l’état, c’était à l'époque où Hollande a été élu président de la République. Les médias avaient d'abord présélectionné Dominique Strauss-Kahn avant qu'il ne viole une femme de ménage dans un hôtel à New-York. Comme il se retire, les médias cherchent quelqu'un qui lui ressemblerait, pas forcément au niveau de la personnalité mais au niveau du programme. Ils prennent Hollande qui leur convient parce qu'il apparaît comme (étant) de gauche mais en réalité c'est une gauche molle, comme on va le voir par la suite. Là c'est plutôt les journalistes qui nous intéressaient, c'est à dire comment ils opèrent ce travail de présélection des candidats, qui est un travail non-déclaré, parce qu'officiellement ils sont pas là pour dire « il faut voter pour untel ou untel », ou « il faut voter que entre untel et untel ». Voilà leur travail, présélectionner, et écarter certaines candidatures.
Aussi, au tout début de mon travail de réalisateur de longs métrages, j'ai fait un film sur la possibilité à la télévision d'aborder la question des relations de complicité, de connivence, de proximité entre certains hommes politiques et les journalistes-vedettes, responsables de l'information. C'est mon premier film, « Pas vu, pas pris » (1998), qui raconte l'histoire d'un sujet commandé par Canal+ avant d’être censuré par la chaîne, ce qui montre à quel point ce sujet est tabou dans les grands médias audiovisuels à l’époque. Donc j'ai plutôt abordé la question politique à travers les relations entre les médias et le personnel politique, à l'exception du dernier film dont je parlais, sur Jean Lassalle.
Il y aurait de quoi faire aujourd'hui sur les médias et leur rapport au politique au vu des dernières semaines.
En fait, les choses n'ont pas changé. Il y a toujours une injonction à considérer comme sérieux certains candidats, et d'autres non. Avec l’élection en cours, ça a un peu changé. Mais c'est trop frais, je ne vais pas en parler maintenant. Grosso modo, je crois qu'il y a un travail de critique des médias, que je n’ai pas fait simplement au cinéma, je l'ai fait aussi avec d'autres personnes, dans des journaux. On avait même créé un journal qui s'appelait « Pour lire, Pas lu » et « Le Plan B ». Et il y a eu aussi des interventions dans des réunions publiques etc... On voulait développer une critique un peu radicale du système médiatique à travers des films, des livres, des journaux, et je crois que cette critique elle est toujours pertinente aujourd'hui, même s'il y a des médias qui n'existaient pas avant qui ont vu le jour, comme CNews, Hanouna, des gens comme ça...
Les réseaux sociaux aussi...
Les réseaux sociaux, les fake news, ou les vérités dites alternatives, bien sûr. Tout ça, c'est un pan de mon travail que j'ai un peu arrêté on va dire. Le dernier film en que j'ai réalisé à ce sujet s'appelle « Les ânes ont soif » (2015), lorsque le président équatorien, Rafael Correa, est venu en France et qu'il avait des propositions sur d'autres politiques économiques que les politiques d'austérité qui étaient dominantes à l'époque dans l'Union Européenne. Il a fait l'objet d'une omerta médiatique, et donc il y a eu toute une enquête là-dessus.
Pour revenir à votre dernier film, c'est vrai qu'on sent qu'il y a un questionnement du positionnement face au(x) sujet(s) – « les Farc » et les sujets, personnes que vous rencontrez dans le film. On ressent un attachement au mouvement, qui est aussi lié à votre histoire personnelle comme on le comprend au fil du film, mais pour autant il n’y a pas d'hagiographie des Farc. C’est plutôt une recontextualisation. Vous voulez mettre les points sur les i par rapport à une histoire à un moment donné.
Le risque du contrepoint est qu’on peut être amené à faire de la contre-propagande, c’est-à-dire que face à la propagande du système médiatique, on en propose une autre. Personnellement j'essaie de faire en sorte que mon regard bienveillant, qui va à l'encontre de ce qu'on a déjà vu sur les Farc, ne soit pas un regard menteur. Il me semble important qu'il ne faille pas confondre « bienveillance » et « propagande » ou « contre-propagande ». Quand je démarre ce travail, je considère – parce que je le sais, parce que je me suis documenté, parce que je connais l'histoire du mouvement – et je sais que c'est un mouvement de rébellion, un mouvement de résistance. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'ait pas fait des choses qui ne soient pas problématiques, ou qu'il n’y ait pas des problèmes à aborder. Et je pense que le film, peut-être insuffisamment certes, ne tend pas à être que bienveillant. Il s’agit d'établir une relation de confiance avec des gens filmés pour les amener justement à être capable d'une certaine auto-critique, un regard lucide sur ce qu'ils sont. Voilà la démarche. Mais ça, ça demande du temps. Il ne faut pas être dans de la projection, ni être perçu comme un journaliste qui vient superficiellement quelques jours, quelques heures, rencontrer les gens. Il faut revenir à plusieurs reprises, assurer un suivi. Il faut établir des relations individualisées avec les gens que vous filmez. C’est de l'immersion « classique » ou « traditionnelle ».
La place du filmeur dans un film pareil est assez essentielle. Et votre immersion, on pourrait la qualifier de plutôt pudique, dans le sens où vous interagissez avec les Farc comme si vous étiez un simple citoyen d'une grande communauté, dans laquelle vous avez réussi à vous intégrer. Par ailleurs, concernant votre regard bienveillant mais contrasté, cela passe notamment par les différents régimes d’images utilisés, les vôtres contrastant beaucoup avec les autres qui apparaissent pour nourrir le documentaire. Je pense à la fois au film « Canaguaro » de Duni (Dunav Kuzmanich) dont vous faites beaucoup mention, mais aussi aux images d'archives que vous utilisez des Farc, notamment les images de champ de bataille et leurs vidéos presque de propagande. Elles racontent même une autre histoire que celle que vous racontez, qui est la phase violente des combats, à la fois ce qu'ils subissent mais aussi ce qu'ils sont en train de faire et leurs actions. N’est-ce pas dans ce collage que le film prend véritablement sens ?
Ce qui me semble important pour le spectateur ou la spectatrice c'est qu'on sache d'où on parle. Ma subjectivité est assumée. Je suis quelqu'un qui a eu un beau père qui, à un moment donné, a documenté dans des fictions la longue histoire de la résistance paysanne colombienne. On voit d'où je parle déjà, de ce point de vue-là, celui de quelqu'un qui a hérité de cette connaissance du sujet. Et après quand on voit dans le film les images fournies par les Farc, il est dit que ce sont des images qu'ont tournées les Farc. Il n’y a pas de tromperie sur la marchandise, le spectateur est au courant.
A mes yeux, ce qui est important pour fabriquer un spectateur libre, c'est de lui dire d'où on parle, ne pas feindre une fausse objectivité mais mettre de la subjectivité ou signaler le statut des images. Ça ce sont des images qu'ils nous ont fourni, donc on sait que ça vient des FARC et c'est pas pour autant qu'elles ont pas une qualité documentaire. Pour reprendre les scènes de combat comme celles que vous voyez dans le film, vous en avez rarement vu de telles au cinéma. Ce tremblement, ce truc excitant et qui fait peur... ce mélange de peur et d'excitation. Je crois que c'est dit d'ailleurs par ma voix off : « Je crois qu’on n’a jamais vu ça dans les films américains ou dans les grands films de guerre. ». Même dans « Il faut sauver le soldat Ryan » de Spielberg, on n'a pas ça quoi, on n'est pas au cœur du combat comme ici.
Aussi, je suis un archiviste, j'adore travailler les archives, essayer de les récupérer à l'état le plus brut possible. Toutes les archives peuvent être intéressantes, même quand ce sont des archives de propagande, parce qu'elles racontent ce que veut raconter celui qui veut faire de la propagande. Encore une fois, l’essentiel c'est que le spectateur soit clair par rapport au statut des images, et je crois que là, quand moi je filme, il sait qui est derrière la caméra. D'ailleurs je ne me cache jamais... Il y a tout un cinéma documentaire aujourd'hui qui ne parle pas, c'est à dire qui évacue les regards caméras, qui évacue les interactions entre les filmés et les filmeurs alors que c'est pas du tout ma ligne, au contraire. Je pense qu’il y a un être humain derrière une caméra et il faut ne pas le cacher et ne pas faire croire que les choses se déroulent sans qu'il y ait la présence d'un micro et d'un objectif comme certains essaient de le faire croire dans un certain cinéma direct.
Puis votre processus, en tout cas sur ce film-là, renvoie aussi à l'idée que le film est une création collective et que finalement les sujets sont presque partie prenante de l'équipe, d'autant plus que vous êtes seul au moment de les filmer la plupart du temps. Il y a presque un parallèle à faire entre ce regard-là, cette manière de fonctionner, et un peu ce que symbolise ce groupe de militants à caractère communiste qui véhicule aussi une certaine idée de la collectivité, du vivre ensemble, du travail commun...
Alors oui, et en même temps le film n'est pas un film collectiviste. C'est à dire que malgré tout, même si on est en équipe et qu'il y a un travail d'équipe, à la fin ce n'est pas une grande assemblée générale pour savoir ce qu'on choisit comme séquence au montage. Il y a toujours un moment où c'est le réalisateur qui tranche. On pourrait imaginer les films autrement. Après moi j'ai fait beaucoup de films en coréalisation, que ce soit avec Nina Faure, un film qu'on a fait en Équateur, « On revient de loin » (2016), avec Philippe Lespinasse, un film sur l'improbable candidature de Jean Lassalle à la présidentielle de 2017 qui s'appelle « Un berger et deux perchés à l'Élysée ? ». Et puis j'ai aussi fait des films avec Stéphane Goxe et Christophe Coello, avec Georges Minangoy. Toutes ces coréalisations c’est rare. Je pense qu’on n’est pas nombreux, les réalisateurs à avoir la moitié d’une filmographie en coréalisation. Mais malgré tout on ne fait pas des films de manière communiste. On pourrait hein ! Mais en tout cas je ne sais pas faire.
Le film reste une invitation à insuffler des valeurs humanistes dans la création même.
Ce qui est sûr, c'est que quand on filme des gens qui ne sont pas des dominants, il faut veiller à ne pas trahir leur parole. Scrupules que je n'ai pas quand je filme des dominants. Par exemple, les militaires qui ont les boules de pas avoir gagné la guerre. Il y a une séquence où on les ridiculise, ça ne pose aucun souci. Eux, ils sont dominants, y compris dans les médias, c'est à dire que leur point de vue a été dominant pendant très longtemps. Dans d'autres films où je filme des patrons de médias ou des gens comme ça, il n’y a pas de scrupules à les présenter de manière un peu caricaturale, ce n'est pas grave. Tandis qu'avec des non dominants, avec des personnes – je ne sais pas si on peut dire faibles – qui n'ont pas de position de pouvoir, ou qui n'ont plus de position de pouvoir, je veille à restituer le plus fidèlement possible ce qu'ils ont à raconter quoi.
Il y a aussi la question de l'héritage qui est un peu double. D’une part l'héritage par rapport à la figure de Duni et son film « Canaguaro » – beaucoup cité – qui parle lui-même de l'héritage de Jorge Eliécer Gaitán, candidat libéral qui a été assassiné par les conservateurs en 1948. Et il y a aussi cette idée concrète de l'héritage de Gaitán encore aujourd'hui, avec les mouvements qui s'en réclament et qui sont de son essence, et ceux qui vont faire du détournement d'image politique à des fins de manipulation.
On peut difficilement le mesurer en France, parce que la figure de Gaitán y est très peu connue, mais l’assassinat de Gaitán en avril 48 est un moment clé dans l'histoire contemporaine de la Colombie. Il déclenche un conflit armé qui va s'étaler pendant des années, près d'un siècle, 80 ans disons. Désormais, certains essaient de récupérer la figure de Gaitán alors qu'ils ont des idéaux aux antipodes de ceux qu’il défendait, à savoir qu’il était une sorte d'aile gauche, très à gauche, du parti libéral. Le cas le plus frappant est un groupe d'extrême droite, AUC pour Autodefensas Unidas de Colombia (Autodéfenses Unies de Colombie), qui se réclame de la figure de Gaitán nationaliste ; il l’était effectivement mais dans la mesure où il voulait l'émancipation de la Colombie par rapport aux États-Unis, ce qui n’a rien à voir avec le nationalisme qu'invoquent les gens d'extrême droite habituellement. On assiste donc à une récupération de cette figure par une partie de l'extrême droite colombienne, et notamment des groupes paramilitaires, ce qui est une ruse de l'Histoire.
Pour parler d'extrême droite justement, parce que c'est un sujet préoccupant en ce moment, le fait de voir ce film maintenant dans ce festival – et même de manière générale – est assez étonnant vu le contexte européen, et pas que puisqu'on peut aussi penser à l'Argentine avec Javier Milei. Bref, l'extrême droite est en train de s'imposer un peu partout, et vous, vous montrez un film qui en 2022 montre la victoire tant attendue de la gauche en Colombie après 50 ans de lutte. À la veille, pour nous, du premier tour d'élections législatives qui vont être déterminantes pour l'avenir du pays à plein d'égards. Forcément on est un peu songeur en sortant de « Guérilla des Farc, l'avenir a une histoire ».
On a bénéficié de co-scénaristes incroyables qui s'appellent Francia Marquez (Vice-présidente colombienne) et Gustavo Petro (Président Colombien). D'ailleurs je ne croyais pas à leur victoire quelques mois avant qu'ils ne l'emportent. Et puis il y a eu ce rebondissement incroyable. Quand je dis co-scénaristes à leur propos, c'est que cette séquence écrite dans une fiction, on nous on aurait dit « Non, mais vous êtes dingues ? ». C'est l'histoire de l'épée de Bolivar (ndlr : elle représente la souveraineté de l’Amérique latine) ! Il a démarré son discours d’investiture seulement une fois que l’épée a été à côté de lui. Petro avec l'épée du Libertador, Simon Bolivar (ndlr : responsable politique impliqué dans l'indépendance de la Colombie). Là, on est dans le réalisme magique de Gabriel García Márquez. On est dans des choses qu'on a du mal à imaginer ici en Europe.
C'est le plaisir du documentaire : on ne sait pas comment ça va se terminer. Et quand vous avez des accidents ou des imprévus ou des choses inimaginables comme celles-là, vous en faites votre miel après. Vous dites « Ça c'est dans le film ! ». C'est LA séquence. Dites-vous que quand cette histoire est tombée, on n’était pas sur place donc a on a récupéré la captation de la télévision colombienne. Cette victoire est un cadeau tombé du ciel, surtout avec cette mise en scène de l'investiture. Quand c’est arrivé, on s'est dit : « A l'évidence, il nous offre sur un plateau la fin du film ». Et on va pas aller jusqu'à savoir ce qu'il a fait en tant que président parce qu'il faut savoir s'arrêter à cette prise de pouvoir avec l'enthousiasme qu'elle suscite, et sans en savoir plus sur ce qu'il va se passer par la suite.
Le documentaire est plus fort que la fiction parce que, je vous le redis, vous écrivez ça dans un film de fiction, on vous dit : « C'est too much ! Ça va pas prendre, la soupe. » Non, ça s’est passé comme ça, et dans le documentaire on peut raconter les choses telles qu'elles se sont passées réellement, même quand la réalité surpasse la fiction. Après quand vous démarrez des films comme ça sur dix ans, vous ne savez pas comment ça va évoluer, vous ne savez pas ce qui va se passer. Vous ignorez que l'un des principaux dirigeants des Farc, l’aveugle Jesús Santrich, que vous avez interviewé à La Havane va repartir dans le maquis puis se faire tuer. Idem pour plusieurs autres personnes rencontrées. Les imprévus m'intéressent beaucoup. Ça m'intéresse que le scénario ne soit pas fermé, que les choses ne soient pas écrites et qu'on doive – nous réalisateurs-auteurs – faire avec ce qui peut nous emmerder, aller dans le sens inverse de ce qu'on avait imaginé raconter. C'est ça le plaisir de réaliser des documentaires. On a moins de moyens que la fiction mais on a ce luxe de ne pas savoir totalement où on va, quelle direction on va emprunter, et quand les choses ne nous conviennent pas et bien il faut faire avec parce que c'est le réel qui s'impose quoi. On est des cinéastes du réel avant tout.
Propos recueillis par Elie Bartin et Pauline Jannon le 29 juillet 2024. Remerciements à Félicien Hachebé pour la retranscription.