Interview de Oksana Karpovych

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Par Super Seven

le 31/07/2024
Photo de Oksana Karpovych

Oksana Karpovych

Dans le cadre de la section « Au cœur du Doc » du FEMA, nous avons pu découvrir « Interceptés » d’Oksana Karpovych et échanger avec la cinéaste autour de la guerre en Ukraine et la manière de la filmer.

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Le dispositif du film est singulier : des images de la désolation en Ukraine associées, en off, aux échanges téléphoniques entre des soldats russes et leur famille. Comment avez-vous eu accès à cette matière sonore et comment est venue cette idée de mélange par le montage ?

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Tout ce qu’on entend dans le film relève de l’open source. J’ai téléchargé toute cette matière depuis la chaîne Youtube des services de sécurité Ukrainiens. Dès le début de l’invasion, ces services ont intercepté et diffusé ces appels téléphoniques sur Internet via Youtube, Telegram et différents réseaux sociaux. C’est comme ça que je les ai découvert. En février [2022], au début de l’invasion russe, j’étais en Ukraine et je travaillais comme journaliste pour l’International. En parallèle, j’ai pris l’habitude d’écouter ces conversations. Ces témoignages des attaques et des survies à celles-ci, et le fait même d’écouter m’ont donné l’idée du film. C’était particulier car ça me mettait dans un état de dissonance cognitive, à savoir vivre une réalité – les crimes se passent sous nos yeux – et entendre les explications et justifications absurdes des Russes quant à l’invasion qu’ils mènent en Ukraine. Cela m’a donc donné une vision et l’envie de partager, à travers « Interceptés », une expérience avec les spectateurs grâce aux moyens cinématographiques dans une expression minimaliste.

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Parlant de votre passé journalistique, on a parfois l’impression devant le film de lire un article décrivant les paysages Ukrainiens en ruine, parsemés de témoignages glanés sur place, vous instaurez une distance.

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Sans parler d’approche journalistique, car les journalistes ont une manière précise de collecter, traiter et présenter l’information – ce que je ne veux pas –, j’ai aussi une formation en études culturelles. En France ça peut s’approcher de ce que vous appelez « sociologie », mais en réalité c’est un mélange de disciplines humanitaires, philosophie, sociologie, politologie et anthropologie. C’est peut-être pour ça qu’avec la distance dont vous parlez on peut percevoir un point de vue de chercheuse. J’ai essayé de sortir de ma propre expérience pour prendre du recul dessus avec une distance analytique.

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Pour autant on est loin d’un film qui ressemblerait à une thèse. C’est plutôt un enchaînement d’associations d’idées entre les plans et les sons, une sorte de grande réflexion qui n’a, en soi, ni début, ni milieu, ni fin.

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Oui, tout à fait. Le montage est le noyau du film, ça nous a pris environ six mois. C’était un travail collaboratif avec la monteuse française Charlotte Tourrès, qui est très expérimentée, particulièrement dans le documentaire. C’était une étroite collaboration basée sur un travail presque quotidien pendant ces six mois. C’est difficile d’expliquer cette phase car nous étions totalement plongées dedans. Le dispositif est inhabituel pour nous mais nous avons cru tout du long que ça allait fonctionner. Nous avons beaucoup appris et découvert avec cette méthode en la faisant. Ce qui était intéressant pour moi, et probablement pour Charlotte aussi, c’est que c’était l’audio qui primait sur l’image, là où c’est traditionnellement l’inverse pour créer de la narration. Au-delà de l’audio, c’était aussi les textes qui importaient. Le premier mois de montage nous avons seulement travaillé à partir du son, et ensuite nous avons commencé à intégrer des images à la colonne vertébrale sonore.

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Votre film fait partie des premiers à parler de la guerre en Ukraine et rentre en écho avec un autre présent au festival, « In Ukraine », qui montre le quotidien sans intervention off. Tous deux invitent à se poser la question du filmage de la guerre aux niveaux cinématographiques et éthiques.

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Concernant l’approche visuelle, il y a une toujours une forme d’empressement face à ces situations de suivre la violence et de la montrer. L’esprit humain a une forme d’attirance pour la violence et la destruction. J’y ai beaucoup réfléchi et je me suis souvenu de ma lecture d’un livre de Susan Sontag, « Devant la douleur des autres ». La guerre en Ukraine et l’invasion russe ne sont malheureusement pas des cas isolés dans le monde donc ce n'est pas la première fois qu’on est invités à réfléchir sur cette question de la guerre dans l’histoire de l’art et du cinéma. Susan Sontag interroge justement la fonction de ces images graphiques quand elle analyse la guerre en Bosnie. Selon elle, observer ces détails, la souffrance des autres, n’aide pas nécessairement à résoudre le conflit. Ce qui se passe souvent, c’est que les personnes surexposées à des images violentes perdent leur sensibilité et donc leur empathie. En travaillant avec des journalistes en Ukraine, j’ai vu ces images de brutalité, leur multiplication voire leur reproduction car elles se ressemblent toutes à la fin de la journée. Je voulais résister à cette pression de l’image choc, c’était très conscient. Je voulais montrer quelque chose de plus profond, une réalité. Les mêmes crimes mais d’une perspective différente. Une autre collaboration a été importante ici, avec Christopher Nunn qui est un très bon directeur de la photographie. Il est également très conscient de tout cela, il résiste au sensationnalisme et à la spectacularisation et est très au fait de la souffrance des autres, il est très empathique. Nous n’avons donc pas voulu franchir certaines limites éthiques et politiques qui étaient très importantes pour nous.

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On peut parfois penser à Godard qui disait qu’il est plus intéressant d’être du point de vue des bourreaux que des victimes quand on filme la guerre. La nuance est qu’ici les bourreaux sont dans nos oreilles plutôt que sous nos yeux. Cela donne un aspect spectral aux plans.

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Quand je visitais ces ruines, appartements dévastés que les Russes ont occupés, j’étais dégoûtée par ce qu’ils y avaient fait, ce qu’ils avaient laissé comme des graffitis violents, et ce qu’ils avaient volé. J’ai souvent imaginé les soldats être là et avoir les conversations que j’avais écoutées, c’était très puissant de me dire soudainement que cela avait effectivement eu lieu et que c’était proche de moi. Quand j’étais dans la région de Kyiv, où le premier tiers du film a été tourné, ça m’a frappé car c’est à proximité de là où je suis né, où je vivais, et c’est difficile, encore aujourd’hui, de comprendre que c’est arrivé et que ça se passe encore dans certains endroits en Ukraine.

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Les choix que vous avez fait dans la matière sonore créent d’une part un sentiment de répétition, de boucles, mais apportent aussi des éclairages sur la situation socio-économique de la Russie à travers les familles qui évoquent l’appauvrissement en cours ou qui sont choqués de ce que leurs fils racontent des conditions de vie en Ukraine.

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C’est une percée dans la société russe qui est unique. Les Ukrainiens, dont le pays a été envahi et qui connaissent bien la langue et la culture russes, ont une compréhension plus profonde de la Russie que n’importe qui. Quand je voyage à l’étranger, je constate souvent que les occidentaux n’ont pas cette connaissance de la Russie que nous avons-nous. Car ils n’ont pas grandi vers la Russie et la seule chose qu’ils savent est ce que la Russie exporte ou renvoie diplomatiquement, notamment pour ce qui relève de l’art ou de la culture. Ils ne savent rien de la réalité du quotidien en Russie, sauf s’ils ont voyagé et là encore pas seulement à Moscou mais aussi dans d’autres régions. La vérité, c’est que la majorité des personnes en Russie vivent sous le seuil de pauvreté. Si vous dépassez Moscou, vous voyez que les habitants vivent dans des conditions insalubres, indignes, inhumaines. Il y a aussi de vrais problèmes liés à l’éducation. Et ces gens sont maintenus dans ces conditions par le gouvernement. Ce que ces appels révèlent, c’est la manière qu’a le gouvernement de traiter les êtres humains, et que, pour les dirigeants, les humains et leurs droits n’ont aucune valeur. Comme ces humains ne sont pas considérés, dévalorisés, comment attendre d’eux qu’ils nous traitent, nous, d’une meilleure manière ? C’est extrêmement tragique et c’est ce que je voulais partager aux personnes étrangères à tout cela. Même en France, il y a une certaine culture russe à travers la littérature et l’art en général mais une vraie désinformation en ce qui concerne la politique intérieure et la vie en Russie.

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C’est une idée qui sous-tend les guerres, à savoir que plutôt qu’essayer de changer ce qui ne va pas chez soi pour l’améliorer, on préfère dégrader les conditions du voisin, on nivelle par le bas.

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Vous savez, parfois j’imagine si toute cette frustration – et la haine qui en découle – qu’ont ces gens était dirigée vers leurs gouvernants et pas contre nous. La Russie pourrait peut-être devenir un pays formidable. Mais c’est fantaisiste. Cette idée n’existe pas, y compris chez les Russes qui vivent à l’étranger. La société est complètement atomisée, il n’y a aucune unité. Récemment, lors d’un débat d’après séance du film, un spectateur m’a dit qu’il n’y avait pas de société en Russie, car l’idée même de « société » a échoué. Il n’y a pas de tissu social et c’est ce qui ressort des conversations téléphoniques car on entend qu’ils s’affrontent, qu’ils ne sont pas d’accord sur les raisons de l’invasion en Ukraine.

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Il y a des conflits internes qui s’ajoutent à la guerre : les soldats contre leurs familles et les soldats contre eux-mêmes.

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Je me souviens, quand je faisais mes recherches pour préparer le film, j’ai écouté des interventions de Joshua Oppenheimer qui a réalisé « The Act of Killing » ou « The Look of Silence » qui m’ont beaucoup marqué. Lors d’un débat, quelqu’un lui demande « Maintenant que vous avez étudié tous ces criminels, quelle est le trait de caractère qui les relie ? » et il répond « Ils sont tous égoïstes, superficiels et ils ont une grande capacité à se mentir à eux-mêmes. ». J’avais noté cette réponse et je l’avais devant les yeux quand je travaillais sur « Interceptés » car je la trouve très pertinente et elle s’applique facilement aux Russes et à la tendance colonialiste, impérialiste et fasciste de leur politique. D’ailleurs, je crois que Oppenheimer citait Hannah Arendt. Il n’est pas le premier à dire ça. Il y a vraiment tout un historique dans l’art et le cinéma quant à la volonté de comprendre la violence, la propagande ou le fascisme et j’espère que « Interceptés » s’intègre dans cette lignée de réflexion et analyse sur ces sujets.

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Propos recueillis par Pauline Jannon et Elie Bartin, le 2 juillet 2024