Par Super Seven
A l’occasion du FEMA 2023, nous avions rencontré Nicolas Peduzzi, alors fraîchement lauréat du Grand Prix du Jury au Champs Elysées Film Festival. Son documentaire "Etat Limite", après un passage sur Arte, est sorti en salle ce 1er mai.
Qu’est-ce qui vous a amené à faire ce documentaire dans un service psychiatrique ?
Quand ça a commencé, je n’avais pas envisagé l’axe psychiatrie. Je connais un peu Beaujon parce que j’y ai passé du temps ; mon père a été transplanté dans les années 90 et ils l’ont sauvé. À l’époque, c’était un hôpital vraiment à la pointe (et toujours aujourd’hui !) sur plein de choses. Donc pendant le confinement j’avais un peu cette curiosité, une envie de passer du temps là bas pour voir ce qu’il s’y passe, s’il y a un film qui peut intéresser.
Je me retrouve un peu par hasard aux urgences, et là je rencontre Jamal. Ça a été un flash sur sa façon de faire. J’avais passé deux/trois mois avec des internes et des médecins, et je vois ce mec qui se démarque vraiment des gens que j’avais pu filmer. Le projet n’était pas exactement sur le délitement de la psychiatrie, mais c’était plutôt sur le personnage, lui comme personne qui m’a plu assez vite. Le lendemain on s’est parlé, on est devenus assez vite amis et je l’ai suivi pendant deux ans et demi. C’était intéressant pour moi aussi parce que c’est le seul médecin qui va vraiment à tous les services, comme c’est le seul psychiatre sénior de l’hôpital. Il forme aussi les internes. Et son parler, sa façon de faire, je trouvais qu’il y avait quelque chose qui pouvait vraiment en faire un personnage de cinéma. C’est ça qui m’a intéressé tout de suite, sans vraiment savoir ce qu’il faisait exactement, j’ai vu qu’il gérait les situations à sa façon.
Après j’ai fait venir ma mère pour prendre les photos, puisqu’elle est photographe et qu’elle a passé du temps à Beaujon. Je voulais qu’elle ait aussi sa vision à elle, presque comme un truc parallèle au film mais qui y serait intégré.
Vous commencez déjà à répondre à ma prochaine question sur l’arrivée de ces photos dans le projet, qui avec la voix off permettent au film de respirer.
Oui c’était un peu ça l’idée, de faire respirer. Aussi j’avais envie de bosser avec ma mère donc c’était une bonne excuse. Après ça avait un sens puisqu’elle connaît cet endroit et elle était reporter de guerre dans le passé. J’avais vraiment envie de faire un truc avec elle depuis pas mal de temps, et pas des photos qui suivent le film mais qu’elle fasse ce qu’elle veut et que je les intègre.
Les autres moments qui donnent du souffle au film, en plus des photos, sont les moments de groupe (l’atelier théâtre). Comment ça s’est organisé ? Avez-vous assisté à des séances sans filmer ?
Tout le truc de Jamal c’est justement de se battre pour réussir à trouver des moments comme ça, et c’est toujours compliqué. Là ce qu’on a eu c’étaient des moments magiques, où on voit que les patients s’épanouissent et changent vraiment physiquement. Vous voyez Aliénor ? Au début, elle est toute éteinte et là en jouant elle rigole. Mais ce n’était pas facile parce qu’il prenait des salles un peu à l’arrache, il le faisait sans demander, il prenait les patients un peu comme ça… et il n’avait jamais vraiment le temps donc c’est un peu la tristesse du truc. Lui ce qu’il aurait voulu c’est prendre du temps pour bien faire ces ateliers, mais il est tellement seul que ça reste un moment assez bref.
Dans un service d’urgence souvent sous tension, puisqu’accueillant des moments de crise, est-ce que vous avez vu une progression dans la réaction du service à votre équipe ?
Oui, au début ils étaient gênés par l’équipe, un peu timides. On a même eu des gens qui se sont un peu énervés au début, mais on s’est adapté et c’est nous qui étions maladroits face à des situations. Petit à petit on a même commencé à faire partie de l’équipe, on était presque des aides soignants d’une certaine façon ! En tout cas, ils s’adressaient à nous pour nous parler de certains patients. Ce décalage était assez drôle.
Par rapport au personnage de Jamal, il semble avoir une pratique de la psychiatrie presque utopique, et en même temps il pratique dans un contexte tellement cauchemardesque en étant seul à tenir la barque. Une chose qui n'apparaît pas trop dans le film c’est la question de sa vie à côté ? Est-ce qu’il arrive à sortir de ça ?
C’est difficile, il a été en arrêt précisément à cause de ça. Parce qu’il n’avait pas de vie à côté, qu’il était tout le temps en train de faire des heures sup’... A la fin il en parle un peu, il dit qu’il est malade des conditions de travail. Mais aussi de son utopisme qui fait qu’à un moment ça se casse la gueule. Tu ne peux pas tout faire seul. Il donne un conseil à un de ses collègues d’ailleurs : ne fais pas comme moi, ne sois pas seul. Mais on sent que c’est un conseil qu’il ne suit pas.
On ne peut pas s’empêcher de faire un parallèle assez évident avec "Urgences" de Raymond Depardon, un documentaire qui a 35 ans et qui n’est pas filmé de la même manière. Les choses n’ont pas spécialement changé durant toutes ces années…
Ça s’est même empiré je crois…
Pensez-vous que les réalisateurs, par le prisme du cinéma et du documentaire, ont le pouvoir de faire bouger les choses ? Ou simplement de constater ?
Ça je ne sais pas. C’est une question que je me pose aussi j’avoue, parce que j’ai l’impression qu’on se raconte des choses mais que les gens qui vont venir voir ce film sont déjà un peu convaincus. Après on ne sait jamais… Mais j’ai l’impression qu’on est déjà tellement dans un système qui marche tout seul de cette façon là, enfin une espèce de rond infernal. Sans vouloir être pessimiste bien sûr, puisque je crois vraiment aux gens. D’ailleurs quand je vois un mec jeune comme Jamal, ça m’a donné pas mal d’espoir. Tout comme voir les gens se battre pour retrouver (sans non plus faire des miracles) une humanité simple. Mais si on arrive à le montrer à des gens comme des néo-internes, etc., peut-être que ça peut montrer une autre façon de faire. De là à dire que ça peut changer des trucs, je n’en ai pas l’impression malheureusement.
Le film a-t-il été diffusé auprès du ministère de la Santé, de soignants…?
Le film en est au tout début de sa carrière mais il va être beaucoup montré auprès des hospitaliers, du personnel concerné. Les politiques, c'est moins évident, on y croit un peu moins.
Un autre parallèle se dresse de lui-même avec "Sur l’Adamant" de Nicolas Philibert. Les deux films montrent un peu les deux versants de la pièce, dans le sens où Philibert montre la version un peu utopiste de ce qui se fait encore de manière marginale mais qui pourrait se développer, tandis qu’Etat Limite est davantage un constat plus catastrophiste de la situation, de ce qui ne va pas dans les institutions… Est-ce qu’il y avait tout de même un peu d’espoir dans ce que vous avez montré ?
Oui, franchement il y a quand même un peu d’espoir. Je suis même arrivé avec beaucoup d’espoir au début quand j’ai rencontré Jamal, et je suis parti avec pas mal de désespoir, surtout de voir son état à lui. Cela dit c’est Beaujon. Il y a aussi d’autres hôpitaux comme l’Adamant, des endroits avec plus de services de psychiatrie, donc c’est en particulier cet hôpital là qui m’a intéressé avec ce personnage complètement seul. Je n’ai pas encore vu "Sur l’Adamant" mais j’ai l’impression que c’est génial, qu’on montre le revers de la médaille mais ça se passe dans le centre de Paris sur une péniche. C’est quand même un milieu particulier… Et je pense (même j’espère !) qu’il y a d’autres endroits comme ça, où les choses se font différemment, mais là on est quand même à Clichy avec des urgences de gens qui sont dans des situations de misère sociale, d’exclusion… La plupart des patients sont très très très seuls. Dans Sur l’Adamant les gens ont aussi un bagage, ils viennent d’un certain milieu, sont souvent artistes…
Finalement Jamal fait un peu le lien entre les deux : il est dans une situation critique mais parvient à montrer une vision très humaine du soin.
Oui, c’est ça.
Par rapport aux patients aux urgences, comment est-ce qu’ils appréhendaient la caméra ? Ce sont des gens en état de décompensation, psychotiques… Comment filme-t-on ces personnes-là ?
Ça a tout de suite été très clair et Jamal nous a aidé bien sûr. Je me suis vraiment fié à sa vision pour savoir si quelqu’un n’était pas dans l’état de dire “oui” : il me le disait tout de suite et on ne filmait pas. Après, la plupart des patients qu’on voit vraiment dans le film sont des gens que Jamal suivait déjà depuis pas mal de temps et qui étaient plutôt en liaison, donc ils avaient envie de participer au film. Des jeunes souvent. C’est marrant car il avait déjà fait venir une jeune réalisatrice qui faisait un documentaire de fin d’année. Wendy, qui était complètement introvertie et ne parlait pas à Jamal, s’était ouverte un peu avec la caméra. Mais voilà, c’était souvent des jeunes qui se font chier toute la journée, et d’un coup face à eux t’as un mec qui arrive avec une caméra et une équipe pour faire un truc un peu sympa, pas non plus un reportage donc ça rend curieux.
En fait, c’était vraiment très tranché. Quand les gens voyaient la caméra de loin et qu’ils ne voulaient pas, c’était non tout de suite et aucune négociation possible. Sur ceux qui étaient en décompensation – par exemple il y a un moment où on voit attacher quelqu’un –, on a mis des photos et on a enlevé le nom de la personne. De toute façon on a expliqué très clairement ce qu’on voulait faire, un film qui porte surtout sur les soignants.
Une question qui s’impose face aux documentaires sur le milieu médical en général, c’est celle du potentiel voyeurisme ou de la curiosité un peu malsaine : comment éviter de tomber là-dedans ? S’agit-il d’une réflexion en amont du tournage ? On voit parfois des plans à travers des portes, un peu éloignés et en même temps le film reste assez pudique.
Je pense qu’on ne peut pas l’éviter, le voyeurisme. Aucun cinéaste ne le peut. Il faut accepter qu’on filme des choses intimes. Je pense qu’on fait aussi ce métier là parce qu’on est un peu voyeuristes d’une certaine façon, donc c’est pour ça qu’il faut toujours en être conscient de ça. Donc même s’il y a des questions éthiques auxquelles je fais hyper attention, il y a également, toutefois, une pointe de voyeurisme. Mais en être conscient permet de se dire “Attention, ça peut être dangereux, je peux mettre la vie des personnes en danger donc je ne vais pas le mettre”. Donc on parle beaucoup avec les patients, on est vraiment dans la communication pour faire une œuvre collective. Les photos m’ont pas mal aidé, notamment quand il y avait des choses graves.
Est-ce que certains patients ont vu le documentaire ?
Pas mal l’ont vu. Il y en a un qui l’a vu récemment à Beaubourg, le monsieur à lunettes qui est au théâtre et qui a peur des fenêtres ouvertes. Les réactions sont plutôt bonnes, même s’ils sont conscients que ce n’est pas vraiment sur les patients mais sur un psychiatre, sa façon de faire.
Comme on l'évoque, le film est très centré sur le point de vue soignant, ce qui implique un peu de jargon par exemple. Vous pensez que le film reste accessible pour tout le monde ? ou bien qu’il est plus difficile à appréhender quand on ne connaît pas trop le milieu ?
Quand j’ai filmé je me suis mis à la place des gens. Ce que j’ai bien aimé avec Jamal c’est qu’il a cette façon de parler un peu romanesque, avec un peu de jargon parfois. Mais ça m’a permis de mettre des mots sur des choses. La psychiatrie c’est un truc que je connais un peu de l’intérieur et la santé mentale c’est un truc qu’on connait un peu tous ; je pense qu’on a tous des gens autour de nous qui ont souffert, donc ça m’a fait du bien de voir quelqu’un qui arrivait à mettre des mots, pas forcément toujours clairs mais qui permettent de comprendre un peu mieux ce que ça voulait dire. Parce que ça peut paraître tellement abstrait et grâce à lui je comprends un peu mieux ce que c’est. On a fait pas mal de projections, et pour l’instant j’ai l’impression que les gens comprennent vraiment, arrivent à lire entre les lignes.
Il y a un gros enjeu avec ces documentaires qui émergent quant à l’éducation par l’image au milieu psychiatrique, car effectivement on connaît tous des gens malades mais on ne comprend pas forcément le sens des termes. D’ailleurs le titre "État Limite" est un double sens sur l’hôpital et la pathologie, et souvent personne ne comprend véritablement ce qu'est qu’une personne “état limite”. Y’avait-t-il de votre part une volonté pédagogique à travers ce film ?
C’est venu par la force des choses, avec la parole de Jamal. Je n’avais spécialement envie que ce soit pédagogique. C’était plutôt une curiosité, une envie de mieux comprendre ce qu’il se passe, de témoigner de ce que c’est dans notre société aujourd’hui, et de voir à quel point il y a une demande et un besoin de soins. Comme pour inviter à ce que l’on se pose plus sur ces questions là de psychiatrie parce que c’est hallucinant le manque… Même dans des milieux plutôt éduqués. Par exemple, si on va à un dîner et qu’il y a une personne un peu bizarre, on va tout de suite la mettre de côté. Pour moi c’était vraiment ça le truc. De voir qu’il y a des façons d’être différent au monde et que des gens comme Jamal dialoguent avec ça, et rendent la chose beaucoup plus évidente d’une certaine façon. Ces trucs d’exclusions, des gens qui sont un peu différents, un peu chelous… Dans plein de familles c’est tabou encore et on est toujours hyper arriérés sur ces questions là. Et moi je le dis avec mes mots parce que je ne suis pas du tout expert.
A un moment Jamal dit que malgré tout il a de la chance d’évoluer dans une grosse ville, car des gens sont encore plus exclus que ça et n’ont pas accès à des centres hospitaliers comme Beaujon. Est-ce que ça vous donne envie de creuser encore plus loin ? Voir comment les choses se passent en milieu plus rural, poursuivre le travail sur ces sujets au-delà de ce documentaire ?
Peut-être pas en filmant, mais en tout cas ça a ouvert une porte sur un sujet qui m’intéresse beaucoup. J’ai d’autres projets en documentaires mais je ne veux pas lâcher le truc en ayant juste fait un film et me dire que c’est bon. Pour moi ce n’est pas assez, il faudrait continuer un peu à s’intéresser mais je pense qu’il y a plein de façons de le faire. Avec Jamal on continue à se voir et à parler de ces questions, de peut être aller voir des lieux…
Quels sont donc vos projets futurs ?
Déjà de me poser un peu. C’est tellement long de faire des films documentaires, donc il faut que je me pose et pour le prochain projet j’ai vraiment envie de bien réfléchir avant de commencer le truc.
Propos recueillis par Pauline Jannon le 3/07/2023