Interview de Mikko Myllylahti

logo superseven

Par Super Seven

le 09/01/2023
Photo de Mikko Myllylahti

Mikko Myllylahti

Rencontre avec le réalisateur finlandais à l'occasion de la sortie de son film "The Woodcutter Story", en salle depuis le 4 janvier 2023.

Logo de SuperSeven

Il n’est pas forcément aisé de décrire l’expérience dans laquelle le spectateur s’embarque avec "L’étrange histoire du coupeur de bois". Ce récit, ce style, comment les décrivez-vous avec vos propres mots ?

Photo de Mikko Myllylahti

Pour commencer, je suis écrivain, poète. C’est mon premier long-métrage, après quelques courts. J’ai d’abord étudié le cinéma, puis je me suis mis à la poésie, et c’est la première fois que j’arrive à combiner tout cela. Quand j’ai commencé à écrire, je ne savais pas si ça deviendrait un film ou une nouvelle, mais je l’ai fait avec un ton très spécifique, que j’ai ensuite gardé en ligne de mire à toutes les étapes du projet. Maintenir ce ton, c’était un défi central : ce qui ne semblait pas réaliste à la lecture, il fallait le transposer en langage cinématographique. C’est l’histoire d’un homme qui perd tout petit à petit, et qui vit dans un monde très étrange. Il s’y produit des choses très incongrues, il y a des créatures, des animaux qui parlent, des incendies surnaturels… pas ce qu’on qualifierait de réaliste. Et c’est très intéressant d’un point de vue cinématographique, car la plupart des films sont, au contraire, très réalistes. Quand on fait un film, la question est toujours : que va-t-on mettre devant la caméra ? Tout ce qu’on fait prend racine dans la réalité. À moins de faire de l’animation, il faut toujours se débrouiller. Et c’est difficile de donner vie à toute son imagination en restant crédible et sans se tromper.
Sur ce film, tout a commencé avec un véritable coupeur de bois, qui est venu abattre un arbre chez moi. Comme moi, il était du Nord de la Finlande et, bien qu’il ait eu une vie très compliquée, il restait très optimiste. Je me suis demandé comment c’était possible. Je suis moi-même de nature très optimiste. J’ignore pourquoi mais je ne suis pas cynique. Parfois les gens me trouvent même naïf mais peu m’importe. Et j’ai vu cela en lui aussi. Il y a beaucoup de gens comme ça dans le Nord rural, j’ai absolument voulu créer une histoire là-dessus, sur cette espèce d’espoir qu’il portait en lui. Et en le parachutant dans ce monde magique-réaliste, je me suis dit que ça pouvait devenir universel, comme un conte de fées.

Logo de SuperSeven

Pourtant, comme vous le disiez, l’histoire se déroule dans la région où vous avez grandi. Ce conte de fées, quel rapport à l’enfance tisse-t-il ? – notamment au regard d’un autre personnage, le fils du coupeur de bois.

Photo de Mikko Myllylahti

Je ne suis pas certain que cet enfant soit la manifestation de mon enfance. En revanche, la région est importante en effet : il y a une grande rivière qui sépare la Finlande de la Suède. Et nous, les gens de cette région, nous avons notre propre culture, une certaine tendance à croire aux phénomènes surnaturels. J’ai grandi en entendant des histoires de sorcières, de magiciens antiques. Et on ne sait jamais si les gens y croient vraiment, ils ont le sentiment qu’il y a quelque chose, comme dans le cinéma d’horreur : on ressent une présence surnaturelle mais sans la connaître précisément. C’est aussi parce que la culture finlandaise est assez jeune, et quand on vit à la campagne on est beaucoup plus connecté à la nature et aux mythes païens : on ressent toujours cette culture qui était la nôtre avant l’arrivée du christianisme.

Logo de SuperSeven

Au sein de ce réalisme poétique et magique, le film prend un certain temps à observer la vie quotidienne de gens ordinaires, un peu comme chez Roy Andersson. Qu’est-ce qui vous parlait dans ces séquences où l’on voit la communauté s’organiser au quotidien ?

Photo de Mikko Myllylahti

Je suis heureux que vous citiez Roy Andersson car je pense aussi qu’il y a des similarités. Plein de différences aussi, et je ne compte pas le copier mais, comme lui, je pense, ça me fascine de regarder les gens vivre, avec cet aspect absurde et surréaliste qu’a le quotidien. Ça non plus ce n’est pas du réalisme psychologique, personne ne se comporte comme dans un Roy Andersson. Et de même, dans mon film, quand je montre ces personnages jouer aux cartes, ou au travail, c’est un peu comme des tableaux ou des photographies qui prennent vie. Ce n’est pas très courant au cinéma mais j’aime bien faire ça. Je crois qu’en pensant le cadre comme un tableau, on dépasse la simple narration, on pénètre dans l’univers de sensations des personnages. C’est aussi ce qu’on voit souvent au théâtre : un « cadre » unique délimité par la scène, au sein duquel observe le comportement des personnages.

Image de contenu d'interview
Logo de SuperSeven

On regarde cette société se mouvoir, les personnages font face au chômage. C’est le portrait d’une condition sociale aussi. Considérez-vous le film comme politique ?

Photo de Mikko Myllylahti

C’est difficile car je ne l’ai jamais imaginé comme une revendication, mais je reste convaincu que tout est politique. On veut toujours scinder le poétique du politique, et à choisir je me situerais plutôt du côté du poétique. Dans le Nord de la Norvège, on construit beaucoup de nouvelles mines, ce qui cause de gros problèmes environnementaux car cela demande de détruire des très grandes surfaces naturelles. Leur minerai sert notamment à construire les batteries des voitures électriques. L’idée n’est pas de l’aborder en bien ou en mal, mais le futur a quelque chose d’assez effrayant et, même si l’on ne peut rien faire de concret, on peut toujours décider de notre attitude face à cela. Ce coupeur de bois, avec sa foi étrange en l’humanité, a quelque chose de rassurant. C’est pour ça que je voulais faire ce film, non pas pour asséner un propos politique, mais pour raconter comment les hommes se placent face à l’incertitude de leur futur.

Logo de SuperSeven

Le regard que vous portez sur ce monde semble assez pessimiste, tandis que votre personnage, si éprouvé par la vie, l’aborde avec un œil très ingénu. Comment avez-vous fait pour qu’aucun cynisme ne transpire de cette expérience de vie ?

Photo de Mikko Myllylahti

C’est intéressant car c’est assez ouvert je pense. C’est au spectateur de décider de son attitude face à ce qu’il voit. En le regardant aller d’un désastre à un autre, et perdre tout, jusqu’à son propre fils, il faut décider : est-il stupide ? – c’est une interprétation possible. Est-il simplement très naïf ? Moi, ce n’est pas ce que je pense, je ne crois pas que le film raconte ça mais le spectateur peut faire ce choix. Est-il croyant alors ? Il n’a pas l’air de croire en Dieu en tout cas, son parcours est plus existentialiste que religieux. À la fin, il laisse son fils partir et il arrive dans ce chalet en haut d’une montagne. C’est comme un retour à la maison, un retour à la normale. Mais on voit toute l’horreur de ce qu’il a traversé sur son visage, il est conscient pour la première fois. Or, il affiche toujours un léger sourire. C’est la fin du film. Ça met en demeure d’interpréter cette expression, il n’y a pas de réponse définitive, car il en va du sens de la vie.

Logo de SuperSeven

La réponse à ce plan final, l’effet Koulechov, c’est la réaction du spectateur quand la lumière se rallume, après avoir vu tout un monde s’effondrer sur lui-même. D’autres cinéastes ont eu la même prophétie apocalyptique dernièrement. De qui vous sentez-vous proche artistiquement ?

Photo de Mikko Myllylahti

On s’est inspiré d’autres films c’est certain. Avec le directeur de la photographie, on a beaucoup discuté du style et de l’ambiance, mais on s’est mis au défi de ne pas partir de ces inspirations, bien que ce soit impossible de s’en départir totalement. Là je pense à Bresson. Il y a quelque chose de similaire et j’adore ses films, leur style et leur atmosphère, mais surtout la thématique essentielle qu’ils soulèvent tous : ses personnages sont toujours coincés dans l’existence et cherchent à s’en échapper. Comme dans cette fin de "Pickpocket", derrière les barreaux, on sent dans chaque scène une dimension transcendantale. Comme il s’écarte du réalisme, ça ouvre la possibilité d’une présence autre. Dans un registre très différent, je pense à Takeshi Kitano, qui lui aussi dirige ses comédiens très en retrait vis-à-vis des émotions de leurs personnages. Avec cette méthode, le spectateur construit sa propre émotion. Parfois, quand je regarde un acteur se démener pour faire venir l’émotion, je ne ressens rien. On en revient à Bresson, "Au hasard Balthazar", c’est un des films les plus émouvants que je connaisse, il m’a laissé en larmes. J’ai adoré "Eo" d’ailleurs, malgré ma crainte d’en voir un remake. Car dans les deux cas, quand on regarde cet âne, on cherche son âme. Et, s’il se trouve qu’il en a une, on assiste alors à quelque chose de particulièrement profond. J’ai beaucoup pensé à cet âne pendant le tournage, j’ai même dit à l’acteur principal qu’il devait jouer exactement comme ça ! *rires*
On en revient à l’idée que c’est au spectateur de projeter sa propre émotion sur un visage neutre.

Image de contenu d'interview
Logo de SuperSeven

Le dernier acte du film nous perd vis-à-vis de l’intrigue, mais aussi vis-à-vis de ce qu’on doit éprouver. C’est un cinéma très sensoriel mais l’on n’est jamais certain de ce qu’on doit recevoir. Aimez-vous vous perdre au cinéma ?

Photo de Mikko Myllylahti

À la fois oui et non. Ça vient de mon activité de poète. Écrire ou lire de la poésie c’est partir à la recherche de quelque chose, de vouloir saisir cette chose tout en la sentant s’échapper. Et si l’on trouvait sa signification exacte, cela tuerait le poème, ce n’en serait même plus un. Je me souviens de voir pour la première fois "Théorème" de Pasolini, et cette scène où le père marche dans le désert. Qu’est-ce que ça fait là ? Quel est le but de cette scène finale ? Et "Mulholland Drive" ? De quoi ça parle exactement ? Eh bien je peux le ressentir très fort, et je crois que le cinéma est un outil merveilleux pour faire ressentir des choses à un endroit très profond. Et en même temps c’est énervant pour beaucoup de gens d’aller au cinéma et de ne pas comprendre la fin du film. Nombreux sont ceux qui détestent la poésie pour cette raison d’ailleurs. Mais je crois que l’art se trouve dans la confusion. Si les choses sont simples et claires, ce n’est plus de l’art.

Logo de SuperSeven

La violence graphique arrive dans le film en un éclair. Comment avez-vous cheminé vers cet élément esthétique ? Quelle en est la fonction dans ce dispositif absurde et surréaliste ?

Photo de Mikko Myllylahti

Il y a deux scènes d’effusion de violence : un meurtre à la hache et, dans le climax, lorsque le coupeur de bois est attaqué par le prédicateur. C’est intéressant car, lorsque j’ai tendu le scénario aux acteurs pour la première fois, ils ont trouvé que ce premier meurtre était la scène la plus drôle. Ce n’est plus si drôle dans le film car on doit y assister, mais il y a toujours une part d’humour. Et même si rien n’est réaliste dans le comportement des personnages et le fonctionnement de ce monde, je voulais qu’on ressente une violence réelle. Si ce n’était pas crédible, le dispositif s’effondrerait, il n’y aurait plus de menace, plus de tension. S’il y a de la violence, il faut qu’on la ressente, que ce soit organique. Et à la fin, quand le prédicateur frappe Peppe [le coupeur de bois], c’est assez horrible car c’est son épreuve ultime. Il doit choisir entre retrouver son fils et prendre conscience de sa condition. Et si ce n’était pas si violent, ça ne pourrait pas porter ce dilemme.

Logo de SuperSeven

On voit plusieurs jeunes réalisateurs finlandais émerger dans les festivals internationaux, notamment Juho Kuosmanen dont vous avez coécrit le premier film, et sans doute d’autres qui n’ont pas encore acquis cette reconnaissance – puisque très peu de films finissent par sortie en France. Pensez-vous appartenir à une nouvelle génération, à la suite de celle de Kaurismäki ?

Photo de Mikko Myllylahti

Nous sommes un tout petit pays et je ne peux voir les choses que de mon point de vue, mais j’ai aussi ce sentiment. Ce n’est pas dû au hasard que Juho, moi et d’autres puissions faire nos premiers films aujourd’hui. Quand j’étudiais le cinéma, il y a plus de dix ans, on n’aimait pas beaucoup le cinéma finlandais. Certains films sont sympathiques mais ça ne nous intéressait pas, on préférait ceux de Bresson ou des frères Dardenne. Notre rêve était de dépasser cette frontière. Maintenant, nous voulons travailler en Finlande et faire des films finlandais, mais nous voulons aussi transmettre ce cinéma ailleurs. C’est un changement fondamental, mais c’est la société qui a changé. Nous sommes plus Européens qu’avant, ça ne fait que trente ans que nous faisons partie de l’Union Européenne. Mais aussi, il s’agit de l’intérêt que le reste du monde porte à la Finlande. Kaurismäki est un cas à part, mais du reste la Finlande est un pays de cinéma qui n’a pas encore été découvert, et il y a une place à prendre, comme ça a pu être le cas avec le cinéma islandais dernièrement. D’ailleurs je pense qu’on doit s’appuyer sur notre culture assez unique, assez étrange, et en faire du cinéma. Ce serait inédit. Nous sommes un pays assez étrange, on peut le dire.

Image de contenu d'interview
logo superseven

Propos recueillis par Victor Lepesant.