Interview de Maura Delpero

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Par Super Seven

le 16/03/2025
Photo de Maura Delpero

Maura Delpero

Pour la sortie de son film Vermiglio, Grand Prix du Jury à la Mostra de Venise 2024, nous avons eu la chance de nous entretenir avec la réalisatrice Maura Delpero. L’occasion de parler de son approche documentaire et de son rapport à l’histoire d’Italie.

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Votre film traite directement des répercussions de la guerre sans jamais la montrer directement. Quelle était votre approche historique de cette période ?

Photo de Maura Delpero

C’était vraiment une intention du film de raconter un peu ceux qui n’ont pas été à la guerre, mais qui ont fait la guerre. J’avais envie de raconter la vie des gens ordinaires – les femmes, les vieux, les enfants, ceux qui n’avaient pas l’âge militaire… –, qui sont restés chez eux et qui ont subi la guerre. Les femmes qui ont dû lutter pour que leur bébé ne meure pas, les hommes qui ont dû substituer ceux qui n’étaient plus là, comme ce maître d’école qui devient un peu le père des enfants de sa classe, les filles qui n’ont pas pu étudier parce qu’on ne pouvait pas faire étudier tout le monde, les économies qui ne fonctionnaient pas... Tous les gens qui ont été affectés, toutes ces choses là et un peu cette vie ordinaire. Ne plus raconter la bataille, le sang, l’épique…
La guerre est difficile à exprimer, et je sentais qu’on pouvait la raconter à travers les yeux vides de ces deux soldats qui rentrent et qui n’ont plus de mots. La tante dit même que l’un d’eux paraît “un peu stupide”. Et je sens qu’ils ont vraiment vu des choses qu’il ne faudrait pas voir, et qu’ils se questionnent sur le sens de la vie. Je pense que c’est important de parler de la guerre comme ça parce que ça nous aide à ne pas oublier que c’est une tragédie. Quand on la raconte sous une forme très épique ça donne un peu d’adrénaline, d’excitation qui peut être dangereuse parce qu’on peut oublier que ça n’est qu’une tragédie.

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Ce que vous dites rappelle bien sûr l’adage rivettien sur le sensationnalisme de la guerre, et la question de ce qu’on peut montrer ou non, et surtout comment.

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C’est un peu le langage du film, de travailler beaucoup sur le “off”, laisser une part d’imagination, faire un pas en arrière et laisser le spectateur remplir le reste avec sa vision.

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L’action se situe dans les Alpes italiennes, d’où venait votre père et qui se dépeuple aujourd’hui. Est-ce que filmer dans ces lieux était aussi une manière de les réhabiliter, comme des lieux de vie ?

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Le décor était important, parce que c’est un film réaliste et c’est un lieu qui est encore assez loin de la contemporanéité. C’était important de filmer là-bas aussi pour les gens que j’allais rencontrer. J’ai fait le casting sur place, parce qu’ils racontent une culture de montagne qui n’a pas autant été contaminée que la ville par la modernité. Donc c’est une question de raconter les dernières années d’une société très communautaire, rurale, qui a un peu disparu. Et de voir un peu ce passage entre ce qu’on était et où on est maintenant.

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C’est d’ailleurs votre deuxième film de fiction après avoir réalisé plusieurs documentaires. Comment votre travail de documentariste a-t-il influencé votre manière de filmer la fiction ?

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Beaucoup. Je pense que j’ai toujours eu une fascination et un amour pour la réalité, qui m’émeut, même quand je me promène dans la rue. Je pense avoir ici exercé quelque chose que j’avais déjà comme tendance, mais j’ai du développer des processus : savoir comment travailler avec les non professionnels, comment trouver sur le territoire ce dont j’avais besoin au lieu d’apporter les choses, chercher à obtenir une forme la plus organique possible. Même si c’est une fiction, j’ai fait un très long travail de recherche sur le territoire, la plupart des gens qui sont dans le film viennent de la région, nous avons préféré chercher de vieilles maisons plutôt que d’en reconstruire, et ça nous a pris deux ans. Car avant c’était une région pauvre, et maintenant c’est une région riche donc tout le monde a reconstruit. Mais finalement on a trouvé cette maison qui était restée un peu hors du temps. On est allés dans les sous-sols chercher des objets originaux…
J'ai aussi fait beaucoup d’entretiens avec des gens qui ont vécu cette période, donc des gens de 80, 90 ans, et j’ai été inspirée dans l’écriture par ces récits documentaires.

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Comment cela a-t-il été reçu par la population locale de faire revivre ces souvenirs ?

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Très bien ! Au début surtout bien sûr, quand je disais aux vieux séniors du bar “allez vous allez faire un film !” ils me regardaient en disant “mais ma petite, non…”, et finalement ils sont tous dans le film ! Ils ont compris tout de suite que j’allais vraiment raconter leur culture d’une manière très fidèle, très respectueuse, et que justement je voulais célébrer leur culture. Ils ont été vraiment généreux, très participatifs. Et quand le film est sorti, ils ont fait une fête énorme sur la place principale.

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Votre précédent film Maternal a également un rapport important à la foi, mais aussi aux histoires de femmes et aux femmes dans l’Histoire. Pourriez-vous élaborer sur le cheminement entre ces deux œuvres ?

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En fait ça n’est pas quelque chose que je décide à l’avance. Ça se passe et ça me fait même rire quand je me dis “je suis encore en train d’écrire la maternité”, ou mes amis se moquent de moi en me disant “mais regarde il y a une nonne !”. Il y a des choses qui me fascinent ou qui m’interrogent, des choses qui ont à faire avec mon enfance, des thèmes et des fils rouges qui reviennent, sans que je les vois au début et puis ils apparaissent. Je trouve que cela a à voir avec le fait que c’est une écriture très auctoriale, donc à voir avec ma sensibilité personnelle, donc des thèmes reviennent sans même le décider.

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Vermiglio traite d’un moment de l’histoire mais fait aussi écho à plein de choses plus actuelles, on pense notamment à la question du langage, centrale dans le film. Elle ramène bien sûr à l’ère Mussolinienne où il fallait uniformiser la langue italienne, mais peut-on dresser un parallèle avec aujourd’hui et le paradoxe entre tous les modes de communication qui semblent ouvrir et la perte des langues locales ?

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Il y a tout d’abord un respect de la réalité : les gens parlaient patois. Ils le parlent encore, surtout quand ils parlent des émotions, et c’est important de garder l’identité et la culture… On ne peut pas imaginer ces gens-là parler d’amour par exemple, ou de choses importantes d’un point de vue émotionnel, en italien. C’est forcé. Il y a eu en effet dans l’histoire des moments où on a dit “on va tous parler comme ci ou comme ça”, mais c’est forcé. Ce sont des choses contradictoires : un des objectifs du maître est de donner des outils et possibilités de culture, de pouvoir étudier et être accepté dans le monde, donc de connaître l’italien, mais de garder un bilinguisme. Il ne dit pas qu’il ne faut pas de dialecte, ou que le patois est mauvais, c’est plutôt leur donner une autre forme, un autre code. Et garder le bilinguisme comme une richesse. Dans l’histoire il y a cycliquement une tendance à vouloir uniformiser, mais il faut bien sûr chercher à garder la richesse culturelle.

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Propos recueillis par Pauline Jannon à Paris le 12/03/2025