Interview de Lemohang J. Moses

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Par Super Seven

le 22/03/2025
Photo de Lemohang J. Moses

Lemohang J. Moses

Lemohang Moses dévoilait au Berlinale Special son Ancestral Visions of the Future, objet inclassable entre flux anarchique d’images glanées dans son Lesotho natal et dissertation poétique en voix-off sur son enfance et l’histoire d’un peuple dans toutes les temporalités. Retour sur un geste libre et puissant avec son créateur.
Le film a été présenté en ouverture du festival Cinéma du réel le 21 mars pour sa première française.

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Pour qui n’aurait jamais entendu parler du projet Ancestral Visions of the Future, comment le présenteriez-vous ?

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Pour moi, c’est un film sur une femme qui aboie sur les voitures, et sur la mort, sur un Marionnettiste qui essaie de déjouer le temps, faire vivre les gens plus longtemps pour qu’ils se souviennent de ce qu’ils sont. C’est aussi un film sur un vieil homme qui se crève les yeux. C’est aussi simple que cela, je voulais que cela se réduise à cette forme de simplicité.

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Sur ces images, vous produisez un monologue autobiographique mais aussi politique sur la ville, la violence qu’elle génère, l’avenir, comment ces deux dimensions se rejoignent-elles ?

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Déjà, elles ne devaient pas s’expliquer mutuellement. J’écrivais le son et l’image séparément. Le monologue d’abord, comme un essai purement textuel, sans penser au film. Et la plupart des rapports se sont créés par hasard. Je suis intéressé par les contradictions et les dualités, ici le politique et l’autobiographique, il y a des paradoxes partout. À un moment dans le film, je dis que rien n’existe avant de se briser, tout ne fait que se transformer sans finalités, sans mortalité. Il n’y a qu’une multitude de vies et des morts. J’avais en tête que le politique, l’horreur, la violence, la beauté, la terreur, et l’amour sont entremêlés. Et j’invite le spectateur à voir ce grand ensemble en regardant par la fenêtre d’une maison, d’une famille, où tout est en mouvement, notamment le temps.

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Ce mouvement, ces rapports de textes, d’images et de temporalités rappellent toujours le cinéma de Chris Marker. Quelle est votre rapport à ce cinéaste ?

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Oui, vous avez raison, c’est un maître. C’est amusant car je viens de découvrir un de ses films, avec exactement le même dispositif de monologue. Et je cite aussi Marker, dans le texte, vers la fin du film : « s’ils ne voient pas la lumière, je leur montrerai l’obscurité. ».

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Comme Marker, le dispositif est difficile à classer. À la Berlinale, il est présenté comme un documentaire, mais il y a beaucoup d’éléments qui ont trait à la fiction. Quel terme utiliseriez-vous ?

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On parle beaucoup de forme hybride – mais je n’aime pas ce terme – ou encore d’essai. Et ces catégories, quand bien même le mot me plaît, sont prises trop au sérieux. Au fond, je préfère toujours la simplicité de mots comme documentaire ou fiction. Mais on peut y voir un thriller, un drame, un film de fantômes, j’aime bien ces étiquettes un peu clichées.

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La première demi-heure présente deux personnages très identifiés, avant que le film se diffracte : un vieil homme et un petit garçon. Qui sont ces acteurs ? Quel récit vouliez-vous leur faire porter ?

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D’abord, ils devaient n’être là qu’en introduction. Je ne sais toujours pas exactement ce qu’ils signifient. Je sais ce qu’ils représentent pour l’histoire, mais à titre personnel je ne sais toujours pas pourquoi je l’ai fait. Il y a l’idée de communion avec la Terre, derrière ces yeux arrachés, des visions qui circulent. Il y a aussi le rapport entre le sang et le sol, le sacrifice. Je n’en sais pas plus.

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Je me suis dit, devant ces séquences de travail de la terre, ainsi que sur les images de la femme qui coud, à la fin du film, qu’il en allait de votre rapport au montage.

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Oui, car il s’agit de raccrocher des choses très contradictoires. La couture, c’est l’art d’assembler des choses ensemble, de réparer. Mais ça représente aussi la rupture, voire l’ablation. Comme un cœur brisé, arraché, comme si je disais : je vais te montrer ton propre sang, exposer ton propre sang, c’est ça que la femme coud à la fin. Il y a à la fois la déchirure et la réparation dans le même geste, qui est à l’œuvre dans tout le film : briser et fabriquer.

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Et cette grande traîne rouge apparaît à la fin du film, comme un trait d’union entre les temps du film : le passé, celui de votre famille, et le futur de l’humanité. Pourquoi convoquez-vous des images du présent ?

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Car je voulais démanteler le temps. C’est ce que cherche à faire le Marionnettiste, c’est sa mission. Faire se rejoindre les milliers de générations qui nous précéderont et nous succèderont, des générations qui n’ont pas connu l’esclavage, le racisme, qui ont quelque chose de la divinité. Tout le film s’articule autour de ce point central.

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Et malgré tout, le film provoque un rendu très fort du contemporain, avec des images de la ville telle qu’elle est aujourd’hui. Pourquoi cette ville, pourquoi ces lieux ?

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Cette ville est fragmentée, elle vient de mes souvenirs d’enfance, elle n’est pas vraiment réelle. C’est le monde de l’enfance, qui résonne dans le souvenir de ma mère. J’ai construit la ville à partir de cela. Ça me permettait aussi d’aborder le fait d’avoir quitté cet endroit, d’être déplacé, de perdre l’image de cette ville, qu’il fallait donc reconstruire, et où je trouverai un jour la paix et la quiétude. Aujourd’hui je vis à Berlin, c’était la ville du retour qu’il fallait reconstruire, entre la maison de mon enfance, les rues et ce que mon imagination projetait dans l’espace. Les idées provenaient de la nostalgie, mais aussi du sentiment de ne pas être à sa place. Je ne me suis jamais senti à ma place, même dans mon propre pays, on me voit comme un étranger. La manière dont je m’habille n’arrange rien (rires). Je ne suis à ma place nulle part, et pas seulement car je vis dans une société majoritairement blanche. Ça joue, mais ce n’est pas seulement cela. Je suis à la recherche d’un sentiment d’appartenance que je n’ai jamais trouvé.

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Et quelle a été votre expérience, quand vous êtes revenu sur ces lieux pour les filmer. J’imagine que certaines choses ont dû changer par rapport à votre souvenir d’enfance.

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C’est pourquoi j’utilise aussi des objets. Les objets sont restés identiques à mon souvenir. J’ai fait lire le texte à ma mère, et il y a beaucoup de choses dont elle ne se souvenait pas. Je pars d’un passé très lointain, d’un très jeune âge, où les choses sont toujours mi-oubliées mi-souvenues. Et j’utilise des images comme la voiture qui tourne sur elle-même, je me souviens avoir été assis à l’arrière de cette voiture, et tout ce que je sais, c’est qu’elle tournait sur elle-même. J’ai ramené tous les objets que j’utilisais dans mon enfance, sans penser au temps, mais déjà pour ramener l’espace, l’endroit, le paysage. Les objets avaient cette fonction.

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Les plans sur des éléments du passés sont toujours ralentis. Pourquoi ce geste est-il aussi fréquent ?

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J’aime le style que ça produit, mais je trouve ça un peu cliché désormais. Aujourd’hui le ralenti est une solution esthétique que l’on voit partout et j’avais l’intention, au départ, de ne surtout pas l’utiliser du tout ! Mais les gens sont toujours surpris, quand ils visitent le Lesotho, de combien les choses vont lentement. Le monde va très lentement, les gens agissent lentement. Cette lenteur m’est très chère, d’autant plus que je voulais démanteler le temps, convoquer toujours ce motif du temps, et du rythme. Je vois le monde comme contraint à la rapidité, à un rythme horloger, tyrannique, des lignes droites. Cette idée de lenteur, de calme, n’est pas là que pour représenter mon pays, elle permet aussi de presque l’arrêter : il bouge, mais il est à l’arrêt. Je ne voulais pas non plus que ce soit omniprésent. La plupart des plans tournés au ralenti ont été remis à la vitesse normale au montage.

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La musique est aussi un agent rythmique, parfois brutal, et dialogue souvent avec le flux des images.

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J’ai travaillé pour la première fois avec Diego [Noguerra], un artiste tellement talentueux, en tant que compositeur et sound designer. Je voulais une même personne pour ces deux postes car le sound design est une forme de musicalité. On a immédiatement parlé de la violence et de la beauté, de quelque chose qui appelle à la fois au sacré et au primitif, on est parti de ces paradoxes. Et il fallait que ça aille crescendo, ne pas atteindre le point de déflagration trop tôt, et rester modéré avant cela.

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Puisque l’on parle de post-production, y a-t-il des choses qui vous ont surprises au moment de l’assemblage, du montage, en rapport avec ce que vous pensiez avoir tourné ?

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Constamment. Je disais au monteur de jeter des plans au hasard sur la timeline, pour qu’ils atterrissent quelque part aléatoirement. La majeure partie du montage s’est produite par accident. La plupart du temps, les images n’étaient pas prévues pour la partie du monologue qu’ils illustrent, mais ces heureux hasards étaient souvent très surprenants. Il fallait créer les bonnes conditions et être attentif pour repérer cette magie du hasard.

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Vous faites plusieurs fois référence au slogan « Bana Ba Thari E Ntsho », qui n’est pas traduit. Pouvez-vous nous donner le contexte et la signification au sein du film de cette phrase ?

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Cela veut dire : « enfants d’un berceau Noir », je pensais que ça avait été traduit, mais je préfère que ça ne le soit pas ! Chez moi, on porte les enfants dans une sorte de couverture en tissu, sur le dos, le « Bana Ba » alors que les Occidentaux portent les enfants par devant. C’est ça que j’ai traduit par « berceau ». C’est une phrase qui désigne les enfants du peuple Noir, mais avec un accent spirituel, qui se rapporte à la philosophie Ubuntu. Ça a trait au lien entre les vivants et les morts, l’ancestral. Mais c’est tellement spirituel que je ne peux pas le traduire.

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Et justement, vous avez choisi d’écrire le monologue en anglais avec, occasionnellement, des mots et des expressions en sotho laissés sans traduction. Pourquoi ce choix ?

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J’ai réalisé, avec mon film précédent, L’indomptable feu du printemps, que l’on ne se salue pas pareil chez moi. On ne se dit pas « - Bonjour, ça va ? – Ça va et toi ? ». C’est une langue beaucoup plus poétique. Pour dire bonjour, je dirais « Où êtes-vous ? » « où sommes-nous ? », toujours au pluriel même s’il n’y a qu’une personne. Rien qu’en se saluant, on inclut le collectif, les ancêtres, ce qui précède. Cela ne peut pas se résumer à « Bonjour, ça va ? », ça en ruine l’essence. C’est comme le mot chaba ha letsasi, que l’on traduirait littéralement par « où le soleil se lève », mais qui se rapporte à l’origine de la vie, au cosmos. C’est impossible à traduire. On appelle les ancêtres « les morts vivants » : dès que quelqu’un meurt, le langage en fait un fantôme, mais ça ne peut pas se retrouver dans une traduction. C’est pour ça que je voulais partir directement de l’anglais, pour composer sans me heurter à l’intraductibilité.

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Le film est hanté par une figure de femme au visage couvert de mouches. De quoi est-elle l’incarnation ?

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C’est un rêve qui reflète l’histoire du peuple Noir, comme son écume. Dans le texte, l’enfant dit « je scintillais dans la roche minérale, et maintenant me voilà. J’ai le visage couvert de mouches, comme un présage du pourrissement de mes yeux. ». Cela fait référence aux victoires du peuple Noir au cours de l’histoire, à travers l’esclavage – bien que je ne sois pas là pour dénoncer l’esclavage, je n’en fais pas mon sujet, mais je documente une histoire génocidaire, faite d’échecs, dont ceux de ma propre génération.

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Alors quelle est votre vision du futur, pour votre ville, votre pays, le peuple Noir et l’humanité en général ?

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La possibilité de vivre plus longtemps, il faudrait que l’on vive plus de deux-cents ans. Une fois que l’on pourra vivre deux cents-ans, je pense que l’on pourra commencer à se poser les bonnes questions. Pour le moment, on ne peut se poser les bonnes questions qu’au moment de la mort, quand on est des putains de grabataires. Il faudrait vivre plus longtemps pour connaître le sens de notre vie, le sens de la vie. Aujourd’hui, ça n’a aucun sens que je pose la question, je ne devrais même pas le faire. Mais il faut du temps pour apprendre à s’apaiser, devenir altruiste, se tourner vers l’autre. Aujourd’hui, on meurt avant d’avoir acquis cette sagesse. Ma vision du futur, c’est d’augmenter notre espérance de vie.

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Vous êtes proche du transhumanisme.

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Tout à fait !

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Propos recueillis par Victor Lepesant à Berlin le 19/02/2025. Photo Lemohang Moses par Ulises Gutierrez.