Interview de Jun Li

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Par Super Seven

le 25/02/2025
Photo de Jun Li

Jun Li

Après deux longs-métrages inédits en France, c’est avec des moyens réduits que Jun Li s’est lancé dans son film le plus personnel, Queerpanorama, présenté au Panorama de cette 75ème Berlinale, en s’inspirant de ses expériences et de celles de ses acteurs non-professionnels. En chroniquant les aventures sexuelles d’un jeune hong-kongais, le film fait le portrait d’une génération malade de conflictualités globales dont les personnages tentent de guérir par la parole.

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Votre film se place à l’intersection de deux thématiques : le multiculturalisme et les relations homosexuelles à Hong Kong. Lequel de ces deux éléments était votre premier désir de cinéma ?

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La première chose que je voulais faire, à l’origine, c’était représenter la relation que j’ai avec mon conjoint, Zenni, parce qu’on vivait à distance et nous avons été très longtemps sans nous voir pendant la pandémie. On parle beaucoup l’un de l’autre, mais on devait se présenter comme en couple, en particulier lorsque l’on voyait d’autres partenaires sexuels. C’est intéressant que l’autre personne doive imaginer à quoi il ressemble, comment il se sent, qu’elle n’ait pas assez d’informations pour se le représenter. Je me disais que de son côté, à New York, ça devait être pareil. De mon côté je donnais très peu de détails sur son identité : vous pouviez savoir qu’il est Américain mais pas qu’il est Noir, vous pouviez voir comment il s’habille car on partage nos vêtements, mais sans connaître son apparence. Je trouvais intéressant de mettre ce genre de paradoxes dans un film. Et bien sûr, le fait de rencontrer tous ces gens permet de voir le monde sous différentes perspectives.

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En tant que spectateur, on n’est jamais vraiment certain de l’existence du petit ami de votre personnage, puisqu’il oscille toujours entre le mensonge et la vérité. On ne les voit jamais s’appeler d’ailleurs.

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Oui, c’est intentionnel. On ne se parle jamais par téléphone, on s’envoie plutôt des messages. Je n’aime pas le téléphone en général. Mais j’ai une grande certitude concernant notre relation, et lui aussi, c’est comme ça que ça fonctionne. Ça donne un portrait intéressant pour ce couple dans le film qui est, à peu de choses près, le nôtre.

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Vous avez évoqué les difficultés rencontrées pour monter le projet. Par quelles étapes et quels obstacles êtes-vous passé ?

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Déjà c’est une histoire très personnelle. Beaucoup de gens ont lu le scénario et ont dit : « c’est un super scénario, plein de dialogues intéressants, mais c’est trop personnel ». Et je ne suis pas connu, la vie de Jun Li n’intéresse pas grand monde. Mais ce n’est pas exactement comme ça que je vois le projet, j’ai une perspective personnelle mais je pense parler de choses très universelles. Et c’est un film assez différent sur plusieurs aspects : il y a beaucoup de nudité donc il ne peut pas être distribué dans un certain nombre de pays, c’est peu narratif donc ce n’est pas très commercial dans tous les cas. Pour beaucoup de gens, c’était compliqué d’imaginer ce film devenir rentable. Mais j’avais aussi l’ambition de faire le film que je voulais, donc j’ai fait en sorte que ça arrive.

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On a le sentiment que cette forme vous octroie une liberté, une flexibilité pour créer vos personnages au fil de l’eau avec vos acteurs. Quelle a été cette expérience ?

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Dès le départ, je savais que le film pouvait être fait avec un budget très serré, ce qui rend facile d’atteindre un point de rentabilité. Mais beaucoup d’investisseurs veulent juste faire des gros films avec beaucoup d’argent et des stars. Je fais un film sans star où tout le monde est inconnu du public. Mais je suis libre car je suis l’investisseur majoritaire sur le film. J’ai la liberté de créer les images que je veux, les personnages que je veux, c’est tellement grisant.

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Vous avez fait le choix de caster un acteur professionnel, Jaden Cheung pour votre personnage principal, et des acteurs non-professionnels pour interpréter les hommes qui le rencontrent. Quel rapport cherchiez-vous à créer ?

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C’est naturel. C’était la meilleure manière de faire ce film. C’est le film que je rêverais de voir en tant que spectateur. Il y a beaucoup de petits films personnels à la Berlinale, et je voulais faire ce genre de films depuis longtemps. Je ne réfléchis pas beaucoup à pourquoi je fais les choses, je sais juste que c’est la bonne manière.

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En tout cas vos dialogues sont très méthodiques. Il y a de nombreux niveaux de lecture théoriques, que vous arrivez à faire passer dans des discussions très fluides et naturelles.

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Oui, ça fait partie de moi. J’ai étudié le journalisme, je voulais être reporter, donc je sais faire parler les gens. J’ai aussi fait des gender studies après mon diplôme, donc c’est comme ça que je parle au quotidien, dans des situations normales. Les gens qui me connaissent savent que je suis exactement comme le personnage sur ce plan.

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Oui, mais ce n’est jamais évident de retranscrire un dialogue naturel sur le papier.

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Je pense que j’écoute, en général, et je me souviens de ce que disent les gens. Quand on écoute soigneusement, on se souvient.

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Pour revenir à votre personnage, son identité est toujours en question, et on le voit défini psychologiquement par sa sexualité. Par quels moyens le sexe peut-il définir un personnage ?

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On a tous une approche et une expérience différente de la sexualité. J’ai rencontré des gens qui n’aiment qu’un seul type de sexualité, qu’un seul type de partenaires, mais moi non. J’aime le sexe quand deux personnes prennent du plaisir ensemble. Mais ça n’arrive pas toujours, parfois l’un prend du plaisir et pas l’autre, c’est aussi ce qui arrive dans le film. Mais je reste ouvert d’esprit face à ce que je peux rencontrer ; si c’est quelque chose que je n’ai jamais essayé, c’est une aventure.

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En tout cas, le sexe alterne toujours entre vecteur de plaisir et de communication et moyen d’autodestruction.

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C’est ce que font les hommes gay. On se drogue, on baise beaucoup, avec beaucoup de personnes différentes. Si je devais catégoriser ce personnage, je dirais qu’il aime le sexe plutôt intense, il ne dit pas non quand on lui propose de la drogue, il est ouvert à un certain nombre de kinks. Et il n’est pas particulièrement unique en son genre parmi les hommes gay. Et on aime le danger qu’il y a à être à moitié conscient pendant l’acte, à baiser en public, à des pratiques violentes voire potentiellement mortelles. Mais on sait aussi repérer ce qui s’éloigne du consentement, mieux que les mecs hétéros, car on pénètre et on se fait pénétrer, on passe par plusieurs rôles au cours de la vie, qui nous permettent une perspective plus multiple que les autres.

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C’est intéressant car j’avais l’impression que vous cherchiez à faire le portrait de toute une génération de personnes queer. Notamment sur le plan politique, vous abordez la révolte de 2019 à Hong Kong et bien d’autres événements. On sent que vous placez le personnage dans une forme d’identité générationnelle.

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2019, c’est un événement qui s’est produit et impacte tous ceux qui habitent Hong Kong, peu importe les convictions politiques. C’est un moment que nous avons traversé et après lequel nous avons été confrontés à un dilemme traumatisant : rester ou partir. Certains sont partis, et pour nous qui sommes restés il y a un grand sentiment de perte. Ça a des conséquences même pour ceux qui n’ont participé à aucune manifestation car c’est un changement social majeur qui s’est produit. Donc il fallait décrire ce que nous avons traversé, même si ce n’est qu’une toile de fond de l’intrigue.

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Il y a aussi la manière mélancolique avec laquelle vous filmez la rue, que l’on prend le temps d’observer.

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Oui, mais pendant toutes ces années à monter le projet, il s’est passé des choses partout dans le monde. Les gens essaient de produire du changement. On voit l’effondrement de la démocratie occidentale dans beaucoup d’endroits et on ne peut pas combattre le régime capitaliste car il y a tant d’argent en jeu lors des élections et des campagnes. On s’éloigne de plus en plus de ce qu’on considère comme la paix, un temps de paix. C’est universel, ça va bien au-delà de Hong Kong. Ce n’est pas qu’un film sur Hong Kong, mais sur comment des gens d’origines très différentes réagissent au temps présent.

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Comme plusieurs autres films de la sélection (Ari, Cadet, Mad bills to pay), Queerpanorama évoque la peur de la parentalité dans un monde aussi sombre. Quelles étaient vos réflexions sur ce sujet ?

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C’est un thème important dans l’histoire, qui s’ouvre et se clôt sur cette idée. Je suis à un âge où je commence à y penser, car j’ai beaucoup d’amis qui sont désormais parents. J’ai cette obsession pour les avancées biotechnologiques et la perspective de ce que pourrait être l’humanité dans le futur, la manière dont on pourrait se connecter les uns aux autres. C’est aussi une idée très orientale de renaissance après la mort, où l’on existe à travers toutes les vies qui ont eu lieu au fil du temps. Je réfléchis, avec une perspective d’homosexuel, au fait qu’on peut désormais faire un enfant avec plus de deux parents. L’éthique veut qu’on ne le fasse pas, mais c’est techniquement possible de mettre tout l’ADN du monde en un seul corps. Qu’est-ce que ça donnerait ? Ce n’est pas un partenaire sexuel qui m’a raconté ça. Un camarade turc à Cambridge, avec qui j’étudiais les gender studies, avait fait une dissertation à propos des patients qui ont une maladie chronique et récupèrent l’ADN d’une personne tierce pour faire un enfant de trois personnes à la fois. J’étais fasciné par cette idée, je me suis dit que c’était le futur.

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Après cette fabrication longue et instinctive, y a-t-il des choses qui vous ont surpris au montage, ou une fois le film fini ?

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(long silence) C’était tellement difficile de faire ce film. Le simple fait qu’il soit fini m’étonne beaucoup.

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Propos recueillis par Victor Lepesant le 17 février 2025.