Interview de Juliana Rojas

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Par Super Seven

le 05/03/2024
Photo de Juliana Rojas

Juliana Rojas

Figure de proue du jeune cinéma brésilien, Juliana Rojas continue de tracer son sillon dans le fantastique avec Cidade ; campo - abordé dans le Bilan n°2 consacré à la Berlinale 2024. Depuis auréolée du prix de la mise en scène de la sélection Encounters,

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Comment décririez-vous "Cidade ; Campo" à qui en ignorerait tout ?

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C’est un film qui fait se suivre deux histoires, sur des gens qui migrent de leur lieu d’origine à un environnement différent, comment ils vivent la perte pour commencer une nouvelle vie ailleurs.

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Cette structure est très peu conventionnelle : ce sont deux récits très séparés. "Les bonnes manières" avait déjà une structure binaire : qu’est ce qui vous attire vers ce type de narration ?

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J’aime ce type de structures car j’aime les oppositions, la dialectique, créer du sens en confrontant des concepts. Dans "Les bonnes manières", on retrouve le même personnage dans les deux parties, avec une grande ellipse. Dans le cas de "Cidade ; campo", il y a deux histoires différentes, des personnages différents pour une même thématique. Je devais mettre deux histoires en parallèle car le film raconte le passage d’un monde à l’autre et il me fallait les deux perspectives : de la campagne à la ville, de la ville à la campagne. Je voulais aussi que la transition entre les deux histoires soit organique, et qu’on y trouve des correspondances.

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La première partie a quelque chose de très matérialiste, économiste, vous abordez l’ubérisation du travail…

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C’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Mes films intègrent toujours les relations de travail, je pense toujours au travail de mes personnages, les rapports entre les classes. L’aspect le plus flagrant de la vie urbaine, c’est le prix des choses, le travail définit notre statut économique, notre appartenance de classe, notre lieu de vie, la qualité de vie que l’on peut espérer obtenir. À travers le personnage principal, Joanna, je voulais montrer la précarisation des travailleurs, mais aussi la possibilité de s’unir, de créer des liens entre collègues pour demander de meilleures conditions de travail.

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De même vos films prennent le temps de capter la ville, l’architecture. Comment travaillez-vous sur le décor urbain ?

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Que ce soit en ville ou à la campagne, les lieux doivent être un personnage à part entière, ils doivent avoir leur propre identité. Il faut trouver des bâtiments, des cadres qui manifestent une présence, une âme, et de même à la campagne lorsqu’on choisit des champs, des arbres.

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Pouvez-vous nous parler de deux endroits où vous tournez ?

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La première partie, c’est San Paolo, la plus grande ville d’Amérique du Sud. C’est une immense ville, avec énormément de disparités sociales. J’y vis depuis des années donc la plupart de mes films s’y passent. La campagne, c’est au Mato Grosso do Sul, plus au centre du Brésil, un État très rural, avec de grandes exploitations de soja, de sucre de canne et de maïs, où les plus petits agriculteurs sont menacés, ainsi que les populations indigènes. Donc c’est très symbolique que le film s’y déroule, c’est aussi de là que vient mon père.

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C’est vrai que cette deuxième partie se transforme en film de fantôme, mais en conservant la même charge politique, et des thématiques queer. Comment définiriez-vous ce regard sur le monde rural ?

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Oui, déjà on suit un couple de lesbiennes qui s’établit dans une région assez homophobe. Mais, comme moi, le père de l’une d’elles en est originaire donc elles veulent y revenir. Ça me semblait important, en effet, d’amener un couple queer dans une telle histoire. Surtout, on comprend que l’environnement y est menacé par l’implantations des multinationales, et on le découvre à travers elles.

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Et pourtant, on s’enfonce dans quelque chose de plus en plus hypnotique et poétique. Vous êtes-vous inspirés d’autres films, de références picturales, littéraires pour fabriquer cet univers esthétique ?

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En premier lieu, je pense à "La Forêt de Mogari", de Naomi Kawase, et "Oncle Boonmee" d’Apichatpong Weerasethakul. Mais aussi, je me suis beaucoup documentée sur la manière dont les sociétés accueillent l’idée de la mort, sur la relation à la nature des populations indigènes, la place des ancêtres. Ça m’a permis de faire des liens entre plusieurs références culturelles.

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Quand l’esprit du père apparaît, c’est, comme dans votre film précédent, par l’image d’un loup que vous constituez en images de synthèses, sans geste de réalisme. Comment travaillez-vous sur ces apparitions ?

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Ça nous a demandé beaucoup de travail, car c’est un animal, mais c’est aussi son père, donc il ne fallait pas en faire une créature. Il fallait qu’il ait une présence, un regard, une énergie. Il fallait insuffler une forme d’humanité dans sa manière de bouger, de marcher, donc il fallait chercher des mouvements et un rythme très précis. Ça prend du temps mais j’aime beaucoup créer ce genre d’images.

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Vos personnages communiquent avec les morts grâce à l’ayahuasca, qui est une pratique moins connue du public occidental que du public brésilien. Pouvez-vous nous en parler ?

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C’est une combinaison de plantes, que l’on fait infuser. C’est utilisé par beaucoup de peuples indigènes, ça fait partie intégrante de leur culture et de leur spiritualité. C’est une consommation qui peut avoir plusieurs buts, notamment la connexion avec les esprits de l’autre monde, mais aussi la guérison, la recherche du savoir, car ça altère la conscience et la perception de la réalité. Récemment, c’est aussi utilisé dans des régions qui n’ont pas cette tradition, par des gens qui cherchent une nouvelle spiritualité. C’était intéressant pour moi de l’inclure dans le film pour ouvrir la perception du personnage à la nature, à ses ancêtres. Mais je voulais aussi le faire avec beaucoup de respect, car les peuples d’Amazonie considèrent vraiment ça comme une médecine, un savoir très important et sacré.

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Et justement la nature est une présence trouble. J’aime beaucoup ce passage où les personnages constatent que toute la matière est en train de mourir autour d’elles. Comment la thématique environnementale s’est-elle invitée dans la conception ?

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C’est quelque chose qui m’intéresse au quotidien, notamment car j’ai des proches qui travaillent dans ces zones rurales, mais je ressens aussi une connexion très personnelle à la nature. Donc j’observe beaucoup la manière dont la nature change sous l’exploitation humaine, depuis longtemps. Les variations climatiques par exemple, la métamorphose des saisons sont des choses auxquelles je prête beaucoup d’attention. C’était évident de replacer ce sujet dans le film, car au fond, quand on définit la ville et la campagne, il n’est jamais question que de l’espace donné à la nature, son statut, notamment vis-à-vis de l’industrie. À la campagne, lorsque la nature est plus ample, je voulais qu’elle se manifeste, comme à la suite d’une agression.

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Vous avez travaillé un coréalisateur, Marco Dutra, sur plusieurs films. Quelle différence ça fait d’être en solo sur "Cidade ; campo" ?

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Oui, j’ai fait des films en coréalisation et d’autres seule, je vais de l’un à l’autre et lui aussi. Ça dépend du projet, celui-ci est très personnel et subjectif donc je savais que je ne pouvais le faire que seule. Ce sont deux processus très différents, et j’apprécie autant l’un que l’autre. En coréalisation, il faut beaucoup discuter, externaliser sa pensée, pour faire le même film que l’autre. Parfois on a le même avis, parfois on a une perspective différente, et il faut toujours arriver à une décision commune. Seule, on prend toutes les décisions de manière plus isolée, mais paradoxalement ça invite à collaborer plus avec les autres membres de l’équipe.

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Je me demandais justement comment vous aviez travaillé avec les directrices de la photographie pour qu’il y ait une continuité plastique aux deux histoires.

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D’abord, on a travaillé avec l’une d’elles en préparation pour élaborer une palette de couleurs, une progression. On a tourné avec elle la première partie en 2021, et à cause de la pandémie, le tournage de la partie 2 a été repoussé à 2022 et elle n’était plus disponible et une autre a pris le relais. Elles ont beaucoup travaillé ensemble pour maintenir une esthétique similaire. Elles se connaissaient d’avant, avaient déjà collaboré, et je crois que c’est ce qui permet cette continuité.

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Propos recueillis à Berlin par Victor Lepesant, le 20/02/2024. Remerciements à Violeta Cussas et Luca di Leonardo