Interview de Jean Boiron-Lajous

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Par Super Seven

le 13/10/2025
Photo de Jean Boiron-Lajous

Jean Boiron-Lajous

Lors de notre séjour au Festival des Arcs, nous avons pu rencontrer Jean Boiron-Lajous, réalisateur de Hors-service. L’occasion, pour la sortie, de revenir sur cet échange portant sur la manière de filmer l’état des services publics français.

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La singularité de “Hors-service” est son décor unique, en huis clos. Pourquoi avoir opté pour cette approche dans un but de représentation des services publics à l’agonie ?

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L’idée était de créer une situation et de la filmer plutôt que d’être un simple observateur. Pendant longtemps je n'arrivais pas à trouver où les gens se réunissaient et pour quelle raison. J'ai fini par décider qu'il n'y aurait pas d'autre raison que celle de faire un film, en ne l'expliquant qu'à la fin. J’ai donc cherché un lieu qui représentait l’idée du lieu public désaffecté dans l'esthétique de l'épave. J'ai rapidement commencé à chercher une école ou un hôpital car ce sont les endroits auxquels on a le plus affaire. L'hôpital est chargé d'une symbolique d'urgence. Il fait partie des lieux que l'on connaît mais qui sont très forts, par l'éclairage qui est souvent trop froid par exemple. Il représente vraiment le lieu public par excellence. Je trouvais que c'était la chose la plus majestueuse, renforcée par l'idée de rassembler ces personnes et de reprendre soin du lieu en même temps qu'ils prenaient soin d'eux.
Ensuite, nous avons fait une sorte de casting de décors. Le bureau d'accueil des tournages du Lot et Garonne m'a beaucoup aidé, on en a visité quatre. Une des difficultés était de ne pas avoir un vieil hôpital abandonné type couvent mais plutôt de retrouver l’ambiance d’un hôpital moderne avec son éclairage et son architecture particulière. Celui que nous avons choisi m'a séduit car il est immense et que la nature y a repris le dessus. Ce lieu permet de faire vivre les personnages. Même s'il y a beaucoup de paroles, je voulais qu'on sente leurs manières d'exister. Dans chaque scène ou presque ils interagissent avec l’espace, à la fois comme ils devaient le faire dans leur métier ou alors avec la force symbolique de l’appropriation du lieu, de le retaper autant qu'ils se retapent. Ce faisant, ils sont devenus des personnages et pas seulement des têtes parlantes racontant une histoire.

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Certaines scènes brisent cet aspect là et reviennent à des discours racontés, lu. Notamment les lectures de lettres de démissions par une des professeurs d’anglais et par la magistrate.

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C'est le moment où on arrive au cœur du film et l'adresse est différente. C'est la remise en scène de ce qu'elles ont voulu dire à leur hiérarchie, alors que dans l’ensemble on est dans un registre qui relève de la confession. Donc c'est beaucoup plus frontal. Encore plus celle de la juge qui est une lettre qui a fait énormément de bruit dans la magistrature, car elle y a représenté une levée de l'omerta. C'est une démission qui avait fait beaucoup de bruit. Presque simultanément, une tribune signée par plusieurs magistrats avait intégré une partie de cette lettre de démission dans leur texte [en novembre 2021, 3000 magistrats et une centaine de greffiers ont publié une tribune dans Le Monde pour dénoncer "l'approche "gestionnaire" de la justice"]. Floriane [la magistrate] le dit : en faisant cette lettre elle s'est sentie plus utile à la justice française que si elle était restée dedans. Pour cette lettre je voulais donc quelque chose de très officiel.

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Cela montre un aspect collectif de leurs histoires d'une certaine manière, cette personne qui démissionne est le symptôme d'un service publique en maladie.

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Souvent les gens encore en poste sont désarçonnés car ils ne comprennent pas pourquoi, quitte à filmer le service public, ne pas filmer des personnes en poste. D'abord, la figure du démissionnaire m'intéresse, on pourra revenir dessus. J'ai quand même pensé à rappeler régulièrement que des gens sont encore en poste et faire comprendre que c'est un problème qui est plus systémique : il y a ces lettres, l'évocation de la tribune par Floriane, les coups de téléphone avec des gens encore en poste, Jean-Marc [le lanceur d’alerte] qui vient sur place, l'évocation des luttes passées et présentes avec les images de manifestations et dans les personnages suggérés à la fin.
Pour les démissionnaires, il était question de montrer que c'est une déchirure d'avoir quitté leurs collègues. On le ressent très fortement avec la lettre de Floriane qui est presque un appel collectif à une levée de l'omerta et le témoignage du facteur qui évoque souvent la souffrance de penser que des collègues sont encore en poste.

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En même temps, ce n'est pas un film qui appelle tous les agents du service public à démissionner.

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Au montage, c'était une question très forte, ne pas donner de fausses pistes. Il y avait deux risques majeurs : que ce soit un film qui raconte que la démission est une solution alors que c'est un recours, une sonnette d'alarme, un processus d'urgence. L'autre risque aurait été de donner l'impression de dire que la fonction publique n'est pas faite pour les gens fragiles. Nous avons tous des fragilités et il s'agissait de se demander comment arrive-t-on à un système qui ne révèle que les fragilités voir les crée. Je pense qu'on a réussi à l'induire.

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De la même manière, ce n'est pas un appel à tout privatiser.

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C'était le pire des faux sens. Le ton mélancolique du film vient aussi d'un sentiment de gâchis terrible. Je défend évidemment l'idée de l'intérêt général et surtout la vie des gens qui y sont impliqués.

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D’après vous, quand a commencé ce déclin du service public ?

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Je ne suis pas journaliste, ni spécialiste de la question mais les intuitions de films partent souvent d'une réalité scientifique ou historique. Je m'oppose à l'idée d'un âge d'or du service public. Le service public c'est de toute façon contradictoire puisque c'est à la fois pour l'intérêt général et géré par l'incarnation de l'intérêt général, l'Etat, c'est-à-dire les politiques et c'est déjà une contradiction. Depuis une quinzaine d'années ça devient très compliqué, l'Etat est plus décomplexé sur les logiques comptables oubliant l'intérêt général. Je pense qu'on est au point de rupture, où on subit, travailleurs comme usagers les résultats de ces logiques comptables. Bien sûr, ces situations ne sont pas les mêmes pour tous, c'est expliqué dans l'introduction du film. La Poste a dû se diversifier, l'hôpital a introduit la tarification à l'acte. Cependant, ce qui est transversal dans tous leurs vécus c'est cette politique du chiffre et le new public management [Méthode de gestion du service publique en utilisant des méthodes venues du privé] qui sont des choses qui datent de ces dernières années.

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Socialement, il y a des différences dans la reconnaissance de ces métiers. Comment avez-vous fait pour que cette différence se ressente le moins possible ?

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Mon idée de base c'était de rassembler des gens qui ne se seraient pas connus en dehors du film pour restituer cette chance que j'ai dans mon métier de côtoyer des gens de classes sociales très différentes. J’avais pu observer des similitudes de gens qui étaient de classes sociales variées, tout en travaillant dans le public, et qui partageaient une sensation d'infantilisation et de perte de sens souvent liée à confiscation de leur usage du temps. Celle-ci découle du manque d'embauche ou des logiques managériales, de la tarification à l'acte, de la surcharge de dossiers, etc. La seconde chose qui les reliait était la démission. J'ai choisi des métiers à costume qui sont des figures importantes de la vie publique. Par exemple, le facteur, ayant moi-même grandi à la campagne, est une figure importante d'autant qu’il s’agit, pour de nombreux habitants du village, de leur seule interaction sociale au quotidien. C'est une valeur de service public, bien au-delà de la distribution de courrier. On arrive donc à s'attacher également à chacun car la souffrance au travail est rarement échelonnée. Que ce soit un facteur ou un médecin qui souffre au travail, j'ai la même colère.

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Il n’est que très peu question des conditions matérielles de ces métiers. Cela témoigne t-il d’une volonté de se concentrer sur l’humain ?

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Dans la représentation des fonctionnaires, il y a un paradoxe entre le cliché de celui qui ne fait rien [dans lequel est souvent mis le postier] et la figure du héros. Ce sont des métiers qui sont devenus tellement difficiles que pour faire correctement son travail il y a quelque chose de l'ordre de l’héroïsme. Certains films tirent très bien la sonnette d'alarme là-dessus, notamment Hippocrate (Thomas Lilti, 2014) pour ce qui est de la fiction ou le documentaire État limite (Nicolas Peduzzi, 2023). Mais c'est aussi problématique. Je voulais montrer que ces mêmes personnes, qui sont des héros, craquent car ce n'est pas tenable. Il y a une sorte de danger à représenter les fonctionnaires comme ça.
La question des conditions matérielles est essentielle mais va aussi dans ce cliché. Souvent les fonctionnaires revendiquent la question des salaires noyée au milieu d'autres revendications qui sont plus globales. Dans ce film, il n'y a que le décor qui rappelle ces conditions matérielles. Autour de la sortie du film, il y a un appel à témoignage. Nous recevons de nombreuses doléances et ces soucis matériels reviennent mais jamais seuls, c'est l'arbre qui cache la forêt.

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Pouvez-vous revenir sur cette question de la confiscation du temps ?

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Souvent on associe le burn-out à la surcharge de travail et dans le service public c'est un vrai problème puisqu'il n'y a pas assez d'embauche, etc. En plus de cela, selon moi ce qui crée la souffrance et la perte de sens c'est qu'on ne leur permet pas de gérer leur temps comme ils le souhaitent. Pour le facteur c'est trier soi-même pour mieux distribuer grâce à sa connaissance des lieux, gérer son temps avec les usagers que l'on connaît. Au lieu de ça, les facteurs subissent le Line management [organisation du travail visant à éliminer tous les gestes « parasites », qui ne sont pas essentiels dans une logique de rentabilité]. On en vient à oublier que c'est avant tout un métier de lien social.
Pour ce qui concerne l'hôpital, les logiques ne sont pas les mêmes mais les résultats similaires. Avec la tarification à l'acte, il arrive que certains médecins notent des actes ou cochent des cases pour que leur service soit maintenu. Ils ont aussi une problématique avec l'interruption des tâches. Comme certaines tâches ne sont pas comptées dans leur temps de travail, Margot [la médecin] explique dans le film qu'on ne peut prévoir ce temps passé en plus avec la famille des patients par exemple. Il y a une sensation d'échec car il n'est pas possible de faire son travail correctement quand il est bourré d'imprévus et que ces derniers ne sont pas comptés dans le temps de travail. Ce sont des pertes de temps qui les empêchent d'accomplir les tâches réelles et coupent le lien avec les usagers.

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D’où vient ce choix des démissionnaires de quitter leurs fonctions ?

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Ils sont d’abord démissionnaires à cause du paradoxe entre l’intérêt général et la souffrance. En effet, il a été observé que, dans le service public, plus on tient à son métier, plus on a de chance de partir. Les démissionnaires ne sont pas des gens qui manquent de motivation. Ce sont donc des gens qui ont à un moment cru fermement en leur missions d’intérêt général. C'est d'abord cela qui m'intéressait. Ensuite, ce sont des gens qui pouvaient parler malgré l’omerta qui règne dans leur métier, sans le devoir de réserve qui est légalement imposé à certains. Les médecins ont notamment une culture assez silencieuse par leur classe sociale, le secret médical et l'envie de ne pas faire peur aux patients. La démission apporte une levée de l'omerta. Malheureusement la levée de l’omerta n’est pas totale, c'est tellement dure de parler qu'à mon avis, Nabil [le policier] ne dit pas tout ce qu'il a sur le cœur.

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Comment expliquez-vous qu’il lui reste des réserves alors qu’il a quitté le corps de la police ?

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Il n’a certainement pas envie de se froisser avec des proches, d’anciens collègues. Là où, pour Jean-Marc, ça se retourne matériellement contre lui par des pressions qu'exerce le ministère qui sait que s'ils refont un procès, ce sera de l'argent qu'il devra débourser, ils le prennent à la gorge comme ça.

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Quelles sont les nouvelles pour lui depuis le tournage du film ?

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C'est très compliqué. Depuis, il a obtenu le statut officiel de lanceur d'alerte [par le Défenseur des droits et la maison des lanceurs d'alerte] mais cela a très peu d'effets concrets. Malgré des victoires en appel, il a accepté l'idée, je crois, de prendre une retraite anticipée et d'un peu lâcher l'affaire. Mais il est trop tard, il est déjà trop pris à la gorge, ils l'ont détruit. Psychologiquement c'est très, très, très, très dur.

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Dans le futur est ce que vous avez le projet de suivre ces gens, de continuer à faire vivre leurs histoires, faire d'autres documentaires sur le service public ou non ?

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Je suis très tenté de faire quelque chose de l'histoire de Jean-Marc, qui est le personnage qui arrive à la fin du film et qui est quand même une parole très rare de policier. C'est une sorte de sacrifice presque incompréhensible d'essayer de tenir face à une institution aussi violente que celle de la police. Ça crée à mon avis une parole extrêmement subversive, il incarne le risque réel, aujourd'hui de critiquer cette institution en France. Et le risque c'est que l'institution vous détruise. Il y a chez lui quelque chose qui me bouleverse et qui pour moi est au-delà de la raison. Quelqu'un qui a perdu une sorte d'instinct de survie à un moment donné. Que ce soit en fiction ou en documentaire, c'est sûr que j'ai très envie d'en faire quelque chose même si c'est un sujet très dur.
Par ailleurs, j'ai des projets personnels qui ne sont pas directement liés à ça, dont un film que je viens de finir et qui est vraiment très différent, beaucoup plus pop et personnel.

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Une manière de ne pas s'enfermer dans un style ?

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Chaque film part d'un point différent. Je ne choisis pas exactement ce qui fait qu'à un moment donné, quelque chose m'inspire profondément ou pas. J'aime l'idée de faire des films qui s'inspirent des vrais gens mais qui se permettent une grande liberté de mise en scène. Je fais des films interventionnistes sur le réel et j'ai envie de continuer mais traiter directement de la fonction publique, je ne crois pas.

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On le ressent dans "Hors-service", où vous intervenez sur le réel mais votre présence reste à l’écart. Il n'y a pas de voix-off, ni de panneaux pour expliquer les intentions et la situation. Vous êtes assez en retrait par rapport à eux et vous faites de la caméra un outil qui les sert et non pas pour servir votre vision.

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Disons que le principe du film, ça a évidemment été d'organiser tout un contexte totalement faux, les faire se réunir alors qu'ils ne se connaissaient pas, dans un décor où ils ne seraient autrement jamais allés si il n'y avait pas eu le film, avec une cheffe déco [Nathalie Tisné] qui permettait aux scènes d'exister, à tous leurs mouvements d'exister, etc. Une fois que tout ça était mis en place, je leur glissais deux-trois sujets sur lesquels je savais qu'ils avaient des choses à dire même si entre eux, ils n'en avaient jamais parlé. Ensuite, effectivement, on se faisait oublier pendant les scènes qui étaient tournées sur environ trois quarts d'heure, une heure parfois, pour finalement en extraire cinq minutes.
Donc oui je suis interventionniste avant et après dans le montage mais le moment du tournage est très cérémonial, c'est-à-dire qu'à partir du moment où je dis "action", nous on met juste en place une chorégraphie très silencieuse entre les techniciens. Cela permet qu'ils nous oublient le temps de la scène. Au moment où ils parlent, mon but c'est de ne pas les interrompre.

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Vous ne relancez pas le sujet une fois que c'est parti ?

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Que pour les aider mais c'est pour ça qu'on a la sensation que je suis loin. Le but est qu'ils se parlent entre eux.

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Ils ne se connaissaient pas avant ? Vous n'avez pas fait de répétitions ?

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Il y en a quatre qui avaient fait des répétitions un an auparavant mais globalement, ils se sont tous rencontrés et rapprochés sur le tournage.

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Comment "Hors-service" résonne avec vos autres films ? On y retrouve souvent des figures de marginaux, en marge de la société. Pourtant ici, même démissionnaire, ces agents du service public occupent une place dans la société.

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En terminant le film que j’ai fait après Hors-service, un chef opérateur m’a fait remarquer que dans tous mes films il y a une histoire de maison abandonnée, un abri ou quelque chose dans le genre. Ça doit être une vieille obsession personnelle de cabane de l’enfance qui me touche. Je vois aussi dans la cabane le lieu de tous les possibles. J’ai aimé créer de toutes pièces cette petite bande de gens qui ont été à la marge juste parce qu’ils ont osé avoir une haute idée de ce que devraient être des services publics pour avoir une fonction de justice sociale ou de réduction des inégalités. Derrière le côté un peu sombre, il y a tout de même mélancolique. C’est assez présent dans tous mes films, quelque chose d’utopique qui anime les gens. La figure de la désillusion est aussi très présente. Ce qui me touche dans cette idée, c’est qu’elle n’existe pas au départ si il n’y a pas une croyance, un rêve ou une ambition. Cela rejoint la question de ce que l’on aurait aimé être et ce qu’on est vraiment, les idéaux qui nous guident et ce que l’on arrive à en faire. Dans ce cas là, la haute idée du service public les a menés à une sorte de burn-out ou de dépression.

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Propos recueillis par Mathis Slonski à Paris, le 28/09/2025. [NDLR]