Interview de Jean-Baptiste Thoret

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Par Super Seven

le 05/07/2024
Photo de Jean-Baptiste Thoret

Jean-Baptiste Thoret

A l'occasion de la présentation de son film THE NEON PEOPLE au FEMA de La Rochelle, nous avons pu rencontrer Jean-Baptiste Thoret.

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Vous avez toujours réfléchi le sujet documentaire par le prisme de la fiction et ici, les deux se fondent intimement, sans même parler de caractère référentiel…

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Ce n’est pas le plus intéressant la référence, on peut la saisir ou pas. Dans ce film, elles sont infusées parce qu’on est ce qu’on est mais nous ne sommes pas dans la référence au sens strict, qui clignoterait à l’image.

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C’est justement votre premier film qui enlève le « prétexte » cinéma pour aller directement au sujet documentaire. Le chemin est donc inverse, vous ne partez plus de la fiction vers la réalité mais vous allez d’un état de fait vers une dimension purement cinématographique.

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Je crois très peu à la distinction entre le film documentaire – et non le documentaire télévision – et la fiction. Pour autant, je ne me dis pas qu’il serait intéressant théoriquement parlant de mêler les deux, ce n’est pas ce qui m’intéresse en tant que spectateur, critique ou réalisateur. Récemment, j’étais à la Cinémathèque Française pour une discussion autour de « L’Épouvantail » de Jerry Schatzberg, dans lequel il y a une grande dimension documentaire par exemple. On va prendre des gens qui ne sont pas des acteurs professionnels et on les met devant la caméra. Ce qui m’intéresse, c’est la jonction naturelle des deux, les moments de fiction dans le documentaire et inversement.

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On pourrait d’ailleurs croire que « The Neon People » est une fiction.

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C’est exact. Je pense que si on rentre pleinement dans le film, certaines séquences donnent l’impression d’être des moments de fiction avec des personnages qu’on va d’abord découvrir puis suivre du début à la fin. Le problème du documentaire revient à se demander ce qu’est la fiction. Dès que l’on pose une caméra quelque part, on fait quelque chose qui s’approche de la fiction. On choisit le cadre, et comme disait Pascal Bonitzer : « Cadrer, c’est exclure ». On choisit une optique, une couleur, mais surtout on choisit de suivre ces gens-là ou non. Puis au montage on choisit encore tel ou tel plan. Moralité, si tant est que la fiction est une fabrication subjective de la réalité, le documentaire est incontestablement une fiction. La seule différence est qu’une fiction part d’un matériau que l’on a inventé et l’on va vers quelque chose de l’ordre du réel tandis que dans le cadre du documentaire, le point de départ préexiste et l’enjeu sera de le traiter comme une fiction. Ce qui m’intéressait avec ces Neon People, ces gens du tunnel, c’est qu’on les traite comme des personnages à part entière.

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Ce qui est très intéressant dans votre film, c’est qu’il y a une forme de double mise en scène : la vôtre et celle de l’espace, un des sujets les plus américains qui soit, qui prend ici une forme inattendue. Il y a un rapport de l’artisanat, sur la matérialité, en jouant beaucoup sur la profondeur de champs, afin de filmer tout ce quotidien. Vous citiez Pascal Bonitzer plus tôt mais là, on sent une volonté de beaucoup cadrer pour bien saisir cet espace atypique.

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Vous savez, lorsque l’on commence un film, on se pose tout de suite la question de l’hors-champ. Ici, il est évident et connu de tous, il met d’ailleurs un certain temps à apparaitre à l’image, c’est le cliché de Las Vegas tel qu’on le connait. Tout le monde attend les casinos, les strips-clubs mais je souhaitais que le spectateur ait un œil différent sur ces lieux lorsqu’ils arrivent finalement à l’écran. On passe une heure et demie en compagnie des gens du tunnel pour finalement en sortir et voir la ville, de sorte que les régimes de normalité et d’anormalité s’inversent. J’ai passé beaucoup de temps avec ces gens, si bien qu’ils étaient pour moi la normalité et lorsque je revenais dans le Las Vegas touristique, j’étais tout de suite déprimé. C’est un cliché que j’avais moi-même expérimenté des années auparavant en venant ici pour la première fois : rentrer dans les casinos, boire des sodas, ne même pas avoir un regard pour les gens par terre et avancer comme un zombie, d’où le plan issu de « Casino » à la fin du film.

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Ça se ressent aussi dans votre manière de filmer, il y a des contraintes d’adaptabilité liées au décor, où vous êtes comme recroquevillés, mais on sent une logique de mobilité. On a l’impression que vous êtes une souris dans ce tunnel.

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Dès le départ, j’ai su qu’il fallait que je tourne en CinémaScope. Intuitivement, on se dit qu’on va tourner en 4/3 afin d’épouser la forme du tunnel, qui est toujours un carré ou un rond. Or, ce qui m’intéressait visuellement, c’était d’avoir énormément de noir dans l’image. Mes deux principales références visuelles étaient les travaux de Gordon Willis, pour l’esprit de « Prince des Ténèbres » de John Carpenter et Vittorio Storaro pour la fabrication de l’espace par la couleur. À partir de là, quand on a une zone ronde à peine éclairée en scope, on gère essentiellement du noir. La question n’était pas de savoir ce qu’on allait mettre dans l’ombre mais de trouver ce qu’on allait éclairer dans cette surface opaque. La lumière est donc totalement trafiquée dans les scènes d’intérieur, et je voulais qu’il y ait un code couleur en fonction du lieu, en vert, rouge ou bleu. Mais la profondeur de champ était effectivement essentielle puisqu’elle retranscrivait la peur de ces habitants, qui ne vient pas des côtés comme dans l’hors-champ classique mais du fond du champ. On le voit très bien dans la séquence où la police débarque et où on nous demande d’éteindre toutes les lumières, tout se passe dans le risque que quelque chose débarque dans le fond du plan. L’inquiétude, l’inconnu, la peur, tout cela ne vient pas de l’hors-champ, réservé au Las Vegas cliché, mais plutôt de la profondeur. Cela conditionne totalement leur perception si bien que leur ouïe est par exemple bien plus développée que la mienne, ils savent identifier les sons, notamment les pas pour savoir qui arrive. En vivant sous terre, ils ont développé une sorte de sixième sens visuel et sonore de leur espace.

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Si l’on revient à ce que vous disiez sur les couleurs, le film a quelque chose d’impressionniste par instants, qui peut nous faire questionner l’esthétisation qu’il peut y avoir lorsque l’on filme des personnes déclassées…

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Je me permets de vous couper pour vous répondre sur ce vieux cliché très français qui consiste à dire qu’un documentaire sur des gens pauvres doit toujours être moche, mal cadré et mal éclairé. C’est quelque chose contre lequel je suis opposé. Je pense qu’on donne de la dignité aux gens en les traitant esthétiquement de façon noble, un statut mythologique comme celui qu’on donnerait à un personnage de fiction. Au contraire de ce cliché, je pense que l’esthétisation est importante.

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Vous ouvrez d’ailleurs le générique en mettant en avant les silhouettes des personnes que l’on va suivre tout du long.

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L’idée de départ était de commencer sur les clichés que nous avons tous, moi le premier en arrivant pour la première fois face à eux : les gens qui vivent sous terre sont des SDF criminels et sales, à la George Romero en somme. L’enjeu était alors d’enlever peu à peu les couches pour découvrir l’humanité chez eux. Il faut se rappeler que nous sommes aux Etats-Unis et la chute, comme la montée, est beaucoup plus rapide qu’ailleurs. On voit le temps qu’ils ont passé dans ces tunnels en fonction de leur état physique. Par exemple pour le personnage de Rampage, qui n’a plus de dents et un cancer du rein, on comprend que le système médical américain est trop cher pour lui donc il laisse tomber ses dents et ne les remplace pas.

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Il y a tout un jeu autour du montage afin de mettre le spectateur et vos personnages sur un pied d’égalité. On ressent les balbutiements des premières prises lors du début du film où l’on se confronte directement à l’image qu’on se donne d’eux, qui vivent dans un danger permanent alors qu’ils y sont habitués, contrairement à nous.

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Il y a du danger mais ils ont l’apprivoisé ! Comme toutes les communautés vivant dans un lieu particulier, il y a des points positifs et négatifs : la drogue, les flics, les criminels… Il y a du danger mais ils ont appris à vivre avec.

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Lors du débat d’après-séance, vous mentionniez le livre du journaliste Matthew O’Brien « Beneath the Neon » qui vous a amené vers la mythologie de ce tunnel. Comment avez-vous construit à partir d’un matériau préexistant et à quel point ce livre vous a influencé ?

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Entre ce que j’ai pu lire à droite et à gauche, dont ce livre, les discussions que j’ai pu avoir avec l’auteur, les petites vidéos qui traînaient sur Youtube, j’ai développé pleins de clichés et c’est ce qui m’a intéressé, voir ce qu’il y a au-delà. Je voulais commencer par ça pour mieux le dépasser et et trouver ce qui m’intéresse vraiment, les gens auxquels je vais m’attacher. Mais j’ai quand même vu certains de ces clichés : des gens qui se droguent, des criminels, des gens qui craignent. Je ne parle même pas des conditions sanitaires, conformes à ce que j’imaginais, comme la question des inondations. On est conscient de tout cela car lorsque nous sommes avec eux, on partage les mêmes dangers. À certains moments, des choses se sont mal passées mais ce n’est pas dans mon film, ça ne m’intéressait pas.

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C’est vrai qu’on voit une forme de camaraderie tout au long du film, sur laquelle vous venez vous greffer. Il y a cette séquence de guitare, où l’on se croirait presque dans un « Rio Bravo » des tunnels !

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Je tenais beaucoup à ce que le film ne soit pas du tout misérabiliste alors que nous filmons des gens qui sont au plus bas. C’est une des grandes qualités des Américains, c’est un peuple qui ne verse jamais là-dedans. Raven par exemple, le personnage qui se drogue, dit « Ce sont nos décisions qui nous ont amenés là » et je suis très sensible à ça. Nous avons un réflexe très français qui consiste à dire que « c’est toujours la faute de l’autre, que ce soit l’État, les politiques… ». Les Américains, même s’ils vont crever dans des conditions désastreuses, vont assumer. Il y a bien sûr une conjoncture extérieure, la couverture santé étasunienne ou autre, mais c’est à nous de nous en sortir, quelle que soit la situation dans laquelle nous sommes. Ce positivisme américain fou, qui touche donc tout le monde, m’a donné l’intime conviction de ne pas faire un film misérabiliste parce que ces gens-là ont une flamme en eux. Je n’aurais surement pas fait l’équivalent de ce film sur d’autres SDF, ailleurs dans le monde. En passant du temps avec eux, j’ai vu qu’ils avaient une énergie folle en répétant « Ne me plaignez pas tout va bien », je me suis dit c’est formidable. C’est un merveilleux contre-point au cliché documentaire sur la pauvreté. Une de mes références pour ça était « Escape from New-York » de John Carpenter.

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Lors de la conclusion, vous incluez un régime d’image différent avec ce plan tourné à l’iPad en qualité médiocre sur l’inondation, se terminant sur un chien qui regarde vers l’avenir.

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Nous avons également la séquence mentale avec le personnage de Brandy dans la Death Valley ! J’ai mis longtemps à trouver la fin. À l’origine, ça se terminait totalement différent, totalement dans la fiction.

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On a cette famille avec les trois générations, rendant la fin très humaine.

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Ce moment est à la fois beau, émouvant et déprimant. On voit la fille qui dit à sa mère « Je crois que tu as envie de t’en sortir mais que tu ne t’en sortiras jamais ». Une phrase d’une violence inouïe ! Avec en prime, la petite fille à côté en train de dormir et qui ignore tout. J’aimais cette idée de terminer sur quelqu’un en train de dormir avec la femme qui dit à sa mère : « Je fais des cauchemars de toi qui dort dans des bennes ». Ce n’est pas un happy end qui montre que tout va bien. C’est aussi de montrer ce qu’est leur vie, c’est aussi Brandy qui se maquille et enfiler sa perruque pour aller au Casino. On retrouve là tout ce mélange d’innocence et de corruption totale, qui permet de ménager tous ces possibles là en même temps.

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Propos recueillis par Elie Bartin et Pauline Jannon le 3 juillet 2024. Remerciements à Nicolas Macé pour la retranscription.