Interview de Marcia Romano, Benoît Sabatier et Christophe Paou

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Par Super Seven

le 22/12/2024
Photo de Marcia Romano, Benoît Sabatier et Christophe Paou

Marcia Romano, Benoît Sabatier et Christophe Paou

À la faveur de la sortie de FOTOGENICO (ce 11 décembre), film fou, vivant et totalement inspiré, nous nous sommes entretenus avec son duo de réalisateurs Marcia Romano et Benoît Sabatier, ainsi que leur acteur Christophe Paou.

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Fotogenico s’inscrit dans la tradition d’un certain cinéma de l’errance, de l’itinérance, du trajet. Pourriez-vous me parler en quelques mots de la genèse du film, et aviez-vous des références précises qui sont venues guider l’écriture ?

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Benoît Sabatier :
Avec Marcia, on note souvent des idées entre nous, des sortes de « garde-pitchs ». Pour "Fotogenico", Marcia a évoqué le souvenir d’un ami mort d’une overdose, et l’image de son dealer portant le cercueil, parce que tout le monde était trop effondré pour le faire. On a appris après coup que notre ami avait passé les derniers jours de sa vie à écrire les mémoires du dealer. C’était un point de départ qui nous semblait intéressant, qui se rapprochait de la comédie italienne, et d’un rapport à la vie très retors, que nous avions envie d’explorer.

Marcia Romano :
Le dealer en question voulait écrire ses mémoires, mais ne savait pas taper à l’ordinateur. Cet ami décédé, musicien et critique de rock a donc passé ses derniers jours avec lui à retranscrire sa vie. On imagine aussi que c’est ce qui a accéléré sa perte. Cela fait partie des points de départ du film. La perte de beaucoup de nos proches. Partant de ce constat, on a voulu traiter le deuil à rebours.

Benoît Sabatier :
Christophe Paou, notre acteur principal, est arrivé très tôt dans le projet. On a écrit une première version de scénario avec Marcia, selon un principe de ping-pong. Nous n’écrivons jamais ensemble, mais chacun de notre côté avant d’en discuter. Très vite, on a eu l’idée de contacter cet acteur extraordinaire. À ce moment-là, il était à côté de chez nous, à Marseille, en tournée pour une pièce de théâtre. On est allé voir la pièce et on a demandé à le rencontrer. Il a lu une première mouture du scénario et s’est investi très en amont, y compris sur le scénario, la préparation.

Marcia Romano :
Vous parliez de l’errance, et je viens de me rappeler que j’avais un livre, « L’errance dans le cinéma contemporain » (Annie Goldman, 1985), que je regardais tout le temps quand j’étais plus jeune. Pour "Fotogenico", nous n’avons pas suivi un film en particulier, mais de nombreuses références traversent l’écriture et la fabrication.

Benoît Sabatier :
Beaucoup de réalisateurs se disent « Tiens, on va faire une version de tel film mais comme ça, à tel endroit… ». On ne fonctionne pas comme ça avec Marcia. On part de faits vécus, comme l’histoire de notre ami et de son dealer. Il en va de même pour toutes les choses que l’on voit dans le film, comme l’histoire de ce jeune homme qui surveille un trou. Ce ne sont que des expériences vues et vécues, à l’intérieur desquelles remontent de manière inconsciente trois choses : les films qu’on aime, comme la comédie italienne ou les films de la Movida, les livres qui nous ont nourris, et la musique, en l’occurrence pour moi le milieu du rock.

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Christophe Paou, quel a été votre point d’entrée pour comprendre le personnage et l’habiter ? Êtes-vous passé par une émotion, le style vestimentaire de Raoul, une situation particulière ?

Photo de Marcia Romano, Benoît Sabatier et Christophe Paou

Christophe Paou :
Je me réfère souvent à la mite alimentaire dans le jeu. Au vol aléatoire d’une mite alimentaire. C’est un insecte qui avance très lentement et qui en même temps bouge dans tous les sens. Qu’on pense pouvoir écraser mais sans succès. J’avais cette image là en tête, pour m’approprier le personnage. Sinon, je m’attache surtout aux situations qu’il vit, à des choses très concrètes. Je ne me suis pas construit un filtre Raoul, mais je me suis plutôt concentré sur chaque événement qu’il traverse. Mais il y a tout de même un support solide qui existe, le scénario. Que ce soit quand je le lis ou quand je joue, c’est vraiment aux situations que je m’attache. J’essaie d’être le plus naïf possible.

Benoît Sabatier :
Et cette naïveté, c’est tout ce qu’on aime et recherche. À la manière de Charlot. Et Christophe a su l’incarner, encore une fois dans un mélange de fraicheur et de professionnalisme. Après, il fallait définir le ton et le registre, suivant les scènes. Fallait-il être plutôt tragique ou burlesque ? Et Christophe avait l’intuition de pencher soit vers l’un soit vers l’autre, ou de tenter sur les mêmes scènes l’un et l’autre. C’était à chaque fois un merveilleux cadeau. Il est très rare de rencontrer un acteur à ce point modeste. Parce que Christophe travaille comme un fou. Il annotait la version de scénario tous les jours, de A à Z.

Marcia Romano :
Il ne faut pas non plus oublier les démonstrations de Benoît, qui expliquait les scènes à jouer, dans une version burlesque, quasiment de l’ordre de la pantomime. J’ai cru que les acteurs allaient mal le prendre, et c’est devenu le gag du tournage. Tout le monde prenait du plaisir à le voir imiter.

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Vous interprétez un personnage dont on ne connait pas le passé, et qui tente de percer à jour celui de sa fille. Comment vous êtes-vous approprié le rôle ?

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Christophe Paou :
Parfois, c’est mieux de ne rien savoir du passé d’un personnage. Ça permet de détruire toute théorie psychologique qui peut gêner le jeu. Mais ici ce n’était pas vraiment le cas. On s’est mis à travailler très vite ensemble en faisant des lectures, donc les éléments sur le passé de Raoul étaient plus fournis. On l’a aussi évoqué pour notre cuisine interne. Il y a aussi des éléments précis présents dans le scénario. On sait que sa femme l’a quitté, qu’il a perdu son travail, et qu’il débarque à Marseille alcoolique. Le film se construit également à la manière d’un polar. Tout d’un coup, l’enquête commence. L’enquête policière, et un homme en quête. Et le personnage se lance, d’une manière aléatoire, mais il y va.

Benoît Sabatier :
Récemment, on nous a parlé de deux films auxquels nous n’avions pas pensé. "Le privé" de Robert Altman, où le héros découvre un milieu qui lui était jusque-là inconnu. Dans le film, ce sont les hippies de Los Angeles, tandis que dans le nôtre c’est le milieu post punk contemporain à Marseille. Dans cette enquête, il y a aussi un portrait en creux façon "Laura" d’Otto Preminger. Ce que j’aime, c’est qu’on comprenne à la fois l’histoire de la fille de Raoul, mais aussi qui est cet homme, d’où vient sa blessure.

Marcia Romano :
Au scénario, on est souvent obligés de mettre beaucoup de choses, d’être très explicatifs. Dans l’une des versions qu’on a écrites, la femme de Raoul venait le chercher. Mais ce qui est génial avec un scénario, c’est qu’on finit par se débarrasser de tout. On se rend compte à la fin qu’il faut beaucoup moins de choses qu’on ne le pense.

Benoît Sabatier :
Et ce dont on ne s’est pas assez débarrassé au scénario, on s’en débarrasse ensuite au montage. On voulait dégraisser, ne pas réaliser un film trop psychologisant, ou trop signifiant. La souffrance du personnage, grâce au jeu de Christophe, on la ressent très vite. De même qu’on perçoit très vite son côté burlesque. Inutile d’en rajouter avec une back-story plombante.

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Le film met en scène un personnage qui s’inscrit dans un mouvement constant, un trajet continu. Comme si Raoul, en s’immobilisant, prenait le risque de disparaître. Comment avez-vous travaillé ce rapport très chorégraphié à vos déplacements ?

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Christophe Paou :
À nouveau, tout se construit en lien avec les situations vécues par le personnage, mais aussi un rapport très fort à la solitude et l’errance. J’essaie toujours de garder une forme de naïveté entre le personnage et moi. Et entre le personnage et les situations qu’il traverse. Quand je lis un scénario ou une pièce de théâtre, je prends toujours des notes à la première lecture, et par expérience, je note ce que je jouerai sur scène ou devant la caméra. Mais entre ce que j’ai écrit et le moment où je joue, il y a une part de naïveté qui s’additionne. Quand j’ai dû marcher en slip, la nuit, dans Marseille, je suis aussi venu convoquer le souvenir d’une pièce de théâtre où j’étais nu sur scène. J’ai pensé à cela, à d’autres choses, et à Raoul. C’est l’éternel paradoxe du comédien.

Benoît Sabatier :
Parmi les préceptes des situationnistes, il y en a un qu’ils ont défini comme la psychogéographie, c’est à dire l’importance d’errer dans la ville, de marcher au hasard. Pour eux c’était très important pour définir leur propre liberté. À partir du moment où on ne voulait filmer que des pochettes de disque, il fallait qu’il y ait beaucoup de mouvement, et il était important que Raoul soit dans un trajet continu, ne serait-ce que pour coller à la dimension enquête du récit.
Le cinéma d’auteur français est rempli de scènes où des personnages échangent de manière statique. Je suis incapable de filmer deux personnages assis, et le mouvement continu m’arrangeait beaucoup à cet endroit-là.

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Comment avez-vous procédé pour filmer la danse, et de manière générale l’élan chorégraphique du film ?

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Christophe Paou :
On a tenté de préserver le plus possible cette fraicheur entre nous tous.
Sur des scènes plus techniques comme la scène de bagarre, il y a évidemment une réflexion en amont sur le placement de la caméra, et sur la manière d’accorder le jeu à ce placement.

Benoît Sabatier :
Christophe nous a scotchés à chaque scène. Sur des séquences très dialoguées, avec le dealer, toute la nuance se jouait dans le ton, dans les dialogues, et dans ses expressions de visage. Sur les scènes d’errance ou de danse, il a une manière d’utiliser son corps très impressionnante. Comme s’il jouait tout seul. Je suis toujours scotché devant la scène de danse finale, ou celle de sa réaction face à l’écoute du disque. Christophe à une manière de se mouvoir qui fait que son corps nous parle, nous dit ce que nous avons à voir. Comme s’il devinait ce qu’on est en train de filmer. Même de dos, son corps a quelque chose à nous dire.

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Vous n’en êtes pas à votre premier long métrage, mais les précédents ont été autoproduits. Cela vous a-t-il aidé à conserver la grande liberté que l’on sent présente dans tout le film ?

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Marcia Romano :
Complètement. Pour moi, la meilleure école reste l’autoproduction, à tout point de vue. C’est un espace de liberté dans la mesure où nous n’avons de comptes à rendre à personne. Les films dont vous parlez ne sont jamais sortis, ce qui nous a permis de faire ce que nous voulions. On peut écrire ce que l’on veut, faire jouer qui on veut, prendre le temps qu’on veut…

Benoît Sabatier :
Faire un film, c’est une économie, mais c’est aussi toute une machinerie. On apprend beaucoup avec l’autoproduction. On sait faire un film avec une équipe minuscule, avec des acteurs non professionnels, on sait le monter… Disons qu’on sait fabriquer un film. Ce n’est pas tant que nous sommes passés dans une autre économie avec "Fotogenico", qui reste un film modeste, mais pour la première fois, nous avons pu travailler avec des acteurs professionnels. On imaginait que ça serait compliqué, on avait une appréhension, alors que c’était en fait un régal. Voir Christophe Paou face à John Arnold était un plaisir de créativité et d’inventivité.

Marcia Romano :
À un moment, on a essayé de faire rentrer le script dans une sorte de formatage, pour les commissions, avant de se rendre compte que c’était le projet lui-même qui était formaté.
En tant que scénariste, je me rends bien compte en travaillant sur d’autres films que c’est l’idée elle-même qui bien souvent est déjà formatée, qu’on ne peut pas la changer.
Quand on s’inscrit dans un schéma de production classique, on est forcément évalués à toutes les étapes, parfois comme de mauvais élèves. Il faut supporter aussi d’être coupables. Coupables de ne pas trouver d’argent, de ne pas faire d’entrées… Tandis que dans l’autoproduction, nous sommes seuls juges.

Benoît Sabatier :
On a tout de suite eu le CNC, qui ont été formidables. Ils nous ont dit qu’ils ne comprenaient pas toutes les intentions du film, de cet ovni, mais qu’ils avaient envie de le voir, et qu’ils voulaient nous aider, pour pouvoir le découvrir. Comme on savait faire des films pour 20 000 euros, il n’y avait pas de raison pour qu’on ne sache pas en faire un pour 400 000 euros.

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Comment se sont dessinés les choix de colorimétrie, qui donnent l’impression que Marseille est filmée comme une comédie musicale rock ?

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Benoît Sabatier :
De mon côté les références sont essentiellement musicales. Il y a le coté post-punk de la Movida, le fait que Marseille peut être perçue comme la nouvelle Berlin, qui était une ville très musicale dans les années post mur.

Marcia Romano :
On voulait aussi que chaque plan puisse ressembler à une pochette de disque animée. Depuis le tout premier film autoproduit, nous travaillons avec un étalonneur de génie, Julien Bisschop. Il est très audacieux dans ses choix de couleur, et pense les plans selon une esthétique commune, qui fait que parfois on nous demande si nos films sont tournés en pellicule, ce qui n’est pas le cas.

Christophe Paou :
Vous aviez tout de même une direction artistique forte, ne serait-ce qu’à l’endroit des costumes, le style et les décors. Vous avez choisi d’imposer cette esthétique d’emblée, et la première fois que j’ai vu le film, j’étais surpris du coté manga, entre les choix de cadrage, les mouvements de caméra, le montage, la colorimétrie…

Benoît Sabatier :
On lui a montré des films en guise de référence, comme "Moi, Christiane F.", mais ça n’allait pas parce que le film se déroule dans le Berlin des années 1970, la nuit. L’image est très glauque, froide. Comme notre film se passe à Marseille, au soleil, Julien a fait les choses à sa manière. Dans la scène où Raoul veut finir comme sa fille, je trouve l’image extraordinaire et je lui ai demandé comment il avait procédé. Il m’a répondu qu’il avait fait exactement le contraire de ce que je lui ai demandé, en désaturant le plan. On part de choses vécues, avec un coté documentaire scénarisé. Mais on stylise le tout, parce qu’on ne veut surtout pas que ce soit naturaliste. Julia Didier, notre costumière, nous a demandé si on voulait un fil rouge pour les costumes. On l’a prise au mot, et on a décidé que dans chaque plan, il y aurait toujours une touche de rouge.

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Comment avez-vous travaillé la structure itérative du film, et le dérèglement progressif, aussi bien du rythme que des personnages ?

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Benoît Sabatier :
Le scénario était plutôt classique, carré, avec un début, une évolution des personnages, une résolution. Je crois que le dérèglement est arrivé sur le tournage et qu’on a tenté de rajouter de la folie et de l’inventivité au montage.

Christophe Paou :
Il n’est pas uniquement question de dérèglement dans le film, mais aussi de règlement.
Tout était déjà là au scénario. L’enquête, la tragi-comédie, et le rituel. Il fallait simplement s’en saisir. Dans le film, cela passe par la « visite à la mort », puis le coup de pied au fond de la piscine pour remonter. Mais toutes les péripéties avant que Raoul ne touche le fond étaient déjà présentes dans le script.
Fotogenico fait partie pour moi des scénarios super puissants. Dignes d’un conte philosophique. Avec un coté cruel, réflexif sans être didactique. Peu de scénarios savent jouer de ce mélange de simplicité et de force à la fois. Marcia et Benoit ont réussi à construire quelque chose de fulgurant.
Je peux dire la même chose du scénario de l’"Inconnu du lac". Je pourrais les comparer à des Haïku.

Benoît Sabatier :
On a essayé de travailler le scénario avec plusieurs niveaux de lecture. C’est l’histoire d’un père qui veut faire son deuil. Mais aussi d’un conflit de générations, avec un homme de cinquante ans parachuté dans un jeu de quilles au milieu de jeunes femmes post punk et Queer. Mais le film pose aussi plusieurs questions : À quoi sert l’art ? Est-ce que la musique a un pouvoir de résurrection ? Est-ce l’art a une dimension d’immortalité ?

Marcia Romano :
Aujourd'hui, on utilise énormément d’outils et de règles pour s’aider dans l’écriture de scénario. Je trouve ça très contreproductif, et cela finit par créer des récits qui se ressemblent tous. Je suis pour limiter les outils de travail. J’ai appris aux cotés de Pascal Bonitzer, qui disait qu’un scénario, c’est l’histoire d’un vieillissement, ou d’un rajeunissement. C’est une indication que je trouve extrêmement précieuse, bien plus que les 150 manuels de scénario existants. Parce que c’est une question qui permet de rester pur, et qui donne une direction de travail claire. Sur "Fotogenico", cette question a guidée l’écriture. D’où peut-être l’impression de dérèglement, ou de dissonance sur une seule note. 
Je crois qu’il faut revenir à des choses qui résonnent en nous, très simples.

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Propos recueillis par Elise Lamarche le 14 décembre 2024