Interview de Clara Bouffartigue

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Par Super Seven

le 10/10/2023
Photo de Clara Bouffartigue

Clara Bouffartigue

Après cinq ans de travail, Clara Bouffartigue dévoile son dernier documentaire Loup y es-tu ?, en salles depuis le 13 septembre 2023. Il s’ajoute aux récents documentaires dévoilant un dispositif miraculeusement préservé au sein d’un secteur dangereusemen

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Pour commencer, peux-tu nous expliquer la genèse du projet "Loup y es-tu ?"

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Déjà comme beaucoup de projet ce film est né d’une rencontre. En 2012, j’ai réalisé "Tempête sous un crâne", qui s’intéresse à la question de la transmission des savoirs, et au-delà de ça d’un rapport au monde dans une classe de 4e d’un établissement de Saint-Ouen dans le 93. Ce film a été vu par l’équipe du centre Claude Bernard ; ils m’ont contacté plusieurs mois plus tard en me demandant si j’accepterais qu’ils utilisent des séquences pour articuler leur colloque annuel. J’avoue humblement que je ne les connaissais pas, je ne savais pas ce qu’était un CMPP à l’époque j’étais totalement candide, mais on m’a dit que c’étaient des gens qui faisaient des choses formidables donc j’ai accepté. Je suis allée à la table ronde et j’ai été très étonnée parce qu’ils ont porté sur mon film un regard nouveau. Ce qui m’a frappé en particulier c’est qu’ils regardaient les enfants que j’avais filmé, notamment ceux en difficulté, comme si la difficulté et les échecs étaient quelque chose qui pouvaient être moteurs, qui avaient un sens, et donc qui basculaient du côté du positif d’une certaine manière, puisqu’ils avaient une raison d’être. J’ai trouvé ça formidable, ça a éveillé ma curiosité et j’ai eu envie d’en savoir plus. C’est parti de là.

Après j’ai eu la chance de cheminer pendant quelques temps avec Serge Boimare, qui est un ancien directeur pédagogique et administratif de Claude Bernard — il l’a été pendant 20 ans —, et qui est psychopédagogue. Comme je me suis intéressée à ce qu’il faisait on a passé du temps ensemble, j’ai pu lui poser beaucoup de questions complémentaires à ce colloque, et un jour, au détour d’un train, il m’a dit « Mais ça serait tellement formidable si t’arrivais à faire un film à Claude Bernard. ». Je pensais ça impossible, que je n’arriverais jamais à poser une caméra dans un endroit comme ça, mais il m’a dit « Je suis sûr que tu y arriverais », et c’est parti comme ça, comme si il m’avait autorisé.

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Pour ceux qui n’ont pas encore vu le film et qui n’en connaîtraient pas le sens, peux-tu expliquer rapidement ce qu’est un CMPP ?

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Oui bien sûr. C’est un Centre Médico-Psycho-Pédagogique ; ils sont nés à l’après-guerre, avec le Centre Claude Bernard qui a en fait été le premier créé en France — il en existe aujourd’hui plus de quatre cents —, de l’alliance de grands noms de la pédagogie et de grands noms de la psychanalyse qui se sont rassemblés à ce moment-là pour trouver comment accompagner des enfants qui étaient traumatisés par les horreurs de la guerre et qui avaient beaucoup de difficultés à renouer avec les apprentissages. Ils se sont retrouvés pour imaginer une manière de soigner assez innovante avec parfois même des nouvelles disciplines comme la psychopédagogie qui est née de cette rencontre. Mais le tout dans une cohérence institutionnelle qui demandait un travail pluridisciplinaire et donc une collaboration des équipes autour de l’enfant pour pouvoir apporter des réponses à ses difficultés.
De là sont nés tous les CMPP existants aujourd’hui, qui, bien sûr, ont diversifié leur patientèle depuis l’après-guerre.

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Ce qui est marquant dans le film et fait aussi son originalité au-delà de son sujet ce sont les séquences en animation. Comment sont-elles venues ? Et les as-tu faites seule ?

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Oui je les ai faites entièrement. Elles sont venues très vite en fait (dans ma tête en tout cas), parce que j’ai assez vite compris au contact des soignants pendant les six premiers mois, où je n’assistais qu’aux réunions de synthèse, que tout le monde était amené à travailler en faisant des allers-retours permanents entre le réel et l’imaginaire. Je me suis dit que c’était le cœur de ce que j’allais filmer. Or je fais du documentaire, donc du côté du réel je suis plutôt bien outillée, mais du côté de l’imaginaire je savais qu’à un moment donné j’allais me heurter aux contraintes de ma matière. Je savais qu’il fallait trouver une réponse cinématographique à ça mais pas laquelle. Et comme je posais beaucoup de questions par ailleurs, j’ai demandé un jour pourquoi les salles de consultation étaient si peu décorées, si neutres. Les soignants m’ont répondu « C’est très important pour nous parce qu’on tient beaucoup à ce que nos patients puissent projeter leur imaginaire sur les murs. », et il y a eu une résonance bien sûr.

Donc je pense que j’ai libéré mon propre imaginaire, réveillé l’enfant en moi. Et c’est vrai que je me suis rendue compte que dans tous mes films que je crée toujours une sorte de grand corps autour des personnages, comme si je personnifiais un lieu, une ville… Je cherchais à donner aussi cette existence au centre, et un soir en sortant du groupe d’étudiants que je filme qui se déroulait un petit peu tard, je me suis dit que l’institution change d’ambiance le soir venu : elle se vide, on se passe les clés car il faut fermer, la nuit tombe, il y a quelque chose de différent… Et je me suis imaginé ce qu’il s’y passe la nuit quand tout est fermé. J’ai pensé aux traces et à tout ce qui a été déposé ici depuis 1946. J’avais envie d’y redonner vie, je m’imaginais que ça pouvait se réveiller la nuit et hanter le lieu d’une certaine manière. Pour donner vie à tout ça évidemment j’ai pensé au jouet qui est quand même le vocabulaire premier des enfants, leur langage dans les séances.
Ensuite, c’était important en termes d’animation, de mise en scène, enfin plus de cinéma, que ces séquences aient quelque chose de très enfantin. Donc j’allais pas faire du stop motion, pour moi il fallait que ça soit artisanal, un peu à la Méliès… comme les jeux d’enfant !

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On retrouve effectivement ce côté enfantin, et en même temps il y a aussi un côté très anxiogène. C’est quelque chose que tu ressentais chez les patients, cette anxiété qui s’exprime autrement que par des mots ?

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Je pense que c’est un lieu où il est important de pouvoir exprimer cette anxiété, et pas seulement d’ailleurs, on peut aussi parler d’agressivité, de violence, de destruction… Tout s’exprime à l’intérieur des séances, mais il y a des choses qu’on a tendance à maquiller davantage, à libérer moins facilement. Je savais que c’était là, parfois je le voyais dans les jeux des enfants, et je me suis dit qu’il est important que tout puisse être représenté dans ces animations. Je les ai déclinées un peu comme des rêves, chacune étant porteuse d’un désir qui se transforme. Parfois désir de mort, parfois désir de vie etc. Et elles suivent le rythme du film que j’ai voulu construire un peu comme le déroulement d’une thérapie, tel que moi en tout cas je me le représente. Donc ces séquences suivent ça, et c’est vrai qu’il y en a une en particulier au milieu du film qui est très dure, qui fait même peur à certaines personnes, mais on va vers autre chose à la fin !

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Tourner avec des enfants ça ne doit pas être facile, alors tourner avec des enfants qui peuvent être dans la confrontation avec l’autorité et les adultes, comment ça s’est passé ? Comment ont-ils accepté la caméra ?

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Le secret de fabrication de ce film c’est le temps. J’ai mis cinq ans à le faire en tout. Les six mois dont j’ai parlé dans les réunions avec les soignants, qui m’ont permis de définir quel allait être le sujet de mon film. Car le CMPP n’est pas le sujet, c’est le lieu du film. Pour moi le sujet ce sont les liens familiaux, comment on se construit en interaction avec son environnement, et la difficulté d’être aussi. Une fois que j’ai pu exprimer ce sujet aux soignants en réunion, on a passé très longtemps à définir comment on pouvait concilier le cadre du soin et celui du film. C’est à dire pas seulement faire qu’ils cohabitent, mais faire qu’ils se portent. Et quand on est arrivés à quelque chose qui nous semblait satisfaisant, certains soignants ont souhaité tenter l’aventure, d’autres pas, mais c’est important de dire que toute l’institution était soutien du projet. Et c’est ceux qui étaient partants pour être filmés qui ont pensé aux patients, moi je ne les ai pas choisis. C’est vraiment du point de vue du soin qu’ils se sont demandé parmi leurs patients quels étaient ceux pour qui ça pouvait présenter un intérêt d’introduire un tiers — que j’étais avec ma caméra — dans l’espace de soins, et comment travailler ça.

Pour les patients qui ont accepté d’en savoir plus, ils m’ont reçu au cours d’une première consultation où j’ai pu expliquer qui j’étais et ce que je faisais de manière très transparente. J’ai d’abord demandé à assister aux séances sans caméra, en respectant toutes les règles de secret, en expliquant que le fait de m’accueillir ne les engageait pas au tournage. Je suis restée un an et demi dans les séances sans caméra, à la suite de quoi j’ai proposé le tournage qui a duré quinze mois. Très peu de patients ont refusé, peut-être deux ou trois, pas plus.
Finalement ça a été une histoire de confiance, je pense avoir vraiment fait partie de l’espace de soins pour eux. Et je pense que j’ai aussi bénéficié d’un transfert de confiance, celle qu’il y avait entre eux et leurs thérapeutes.
Donc non ça n’a pas été difficile du tout avec les enfants ! Je dirais que c’était presque le plus facile (si tant est que quelque chose ait été difficile). Les parents de manière générale ça a été assez simple aussi ; le plus difficile c’étaient les soignants. Parce que je pense que la responsabilité soignante était engagée, et qu’étant dans cette position professionnelle, il était certainement beaucoup plus difficile de discuter de ce que ça pouvait représenter personnellement pour eux.

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Donc on peut dire que le film a un triple objectif : l’aspect thérapeutique pour les patients qui ont participé, la découverte auprès du grand public d’un CMPP et du soin qui s’y déroule, et la visée plus institutionnelle, pour montrer ce qui se fait et existe encore dans un secteur en souffrance.

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Complètement. Quand on a fait le film je crois qu’aucun d’entre nous n’avait conscience de la dimension politique qu’il pouvait prendre. On en avait conscience sur la question de l’approche psycho-dynamique qui était déjà très attaquée, dans le rapport à la psychanalyse. Mais j’ai terminé le tournage en juillet 2019, avant la réforme du cahier des charges en Nouvelle Aquitaine, avant le COVID, avant toutes les alertes qui ont été lancées par le secteur de la pédopsychiatrie, finalement avant toutes ces crises qui sont toutes liées, donc on n’avait pas conscience de ça. Et en même temps j’ai tendance à me dire que tant mieux. Parce que c’est quand même un film qui est né de mon / nôtre désir, ce n’est pas un film qui est né de la crise. Et je pense que ça ne serait pas le même si c’était le cas.

(Ndlr : L’ARS de Nouvelle Aquitaine a contraint, via le « CC pour l’évolution de l’offre des CMPP » les gestionnaires et directions à réorganiser les CMPP pour se constituer en dispositifs d’inclusion scolaire ; avec injonction à prioriser les diagnostics TND et à utiliser exclusivement des méthodes de diagnostic et d’accompagne-ment issues des neurosciences, en lien direct avec l’école- et en appliquant strictement les recommandations de bonnes pratiques. Au mépris de la déontologie médicale et des textes régissant les CMPP.)

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Et en cinq ans de création du projet, as-tu quand même observé une évolution des soins auxquels tu assistais ?

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Claude Bernard arrive pour l’instant à se préserver. Il y a évidemment, comme partout, des exigences de l’ARS qui sont pesantes, mais il y a une vraie cohérence d’équipe, une cohérence avec la direction et avec l’association gestionnaire qui fait que pour l’instant je n’ai pas vu de changement dans les pratiques. Après ils sont inquiets, comme de partout, parce qu’ils ont tout à fait conscience de la fragilité de l’équilibre de leur institution dans un environnement que l’on voit s’effondrer de partout.

Je l’ai vu lors des avants premières organisées un peu partout, on a commencé par la Nouvelle Aquitaine où c’est dramatique. Dans les salles j’ai trouvé des soignants démunis, déprimés, découragés, en grande souffrance… des familles complètement perdues qui ne savent plus quoi faire de leur gamin parce qu’il n’a pas de troubles du spectre autistique ou qu’il n’est pas TDAH (trouble de déficit de l’attention et hyperactivité ndlr) mais qu’il a quand même besoin de soins et qu’ils ne savent plus où aller. J’ai trouvé des médecins généralistes qui disent qu’ils ne savent plus quoi faire, à qui adresser les patients… c’est dramatique. Il y a quand même une mère qui m’a dit en débat « Je cours partout en libéral pour que mon enfant ait des soins, j’ai l’impression qu’il est morcelé ».

Ensuite dans d’autres territoires j’ai observé la même chose à une échelle moins impressionnante, mais beaucoup plus sous-terrain. Finalement ce sont des institutions où les gens n’arrivent plus à travailler correctement, où il n’y a plus de cohérence. Et surtout ce qui est frappant c’est comment tout se transforme à une vitesse incroyable, mais de manière non-coordonnée. Donc la parole de ceux qui pourraient défendre tout ça n’est pas coordonnée non plus, donc c’est très inquiétant. Et j’ai l’impression que la sortie du film amène à en parler, crée des liens entre les territoires puisqu’on en parle sur les réseaux sociaux et tous les moyens qui permettent de communiquer. Et à Paris — que je prends comme exemple puisque Claude Bernard est quand même à l’image d’une certaine institution parisienne — il y a une prise de conscience de ça qui est en train de se faire.

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Avec "Sur L’Adamant" de Nicolas Philibert, "État Limite" de Nicolas Peduzzi puis "Loup y-es-tu ?" cette année, penses-tu que la multiplication des films documentaires à ce sujet est liée à cette prise de conscience ? Et pourquoi particulièrement dans le secteur du documentaire par rapport à la fiction ?

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A mon avis la multiplication des documentaires sur le sujet vient du fait que dans ces domaines où l’humain est essentiel (en l’occurrence le soin, l’éducation), les politiques actuelles détruisent tout ce qui repose sur l’humain. Et je pense que c’est devenu intenable. Ça se retrouve dans les institutions, mais ça se retrouve aussi chez monsieur et madame « Tout le monde ». Tout le monde en souffre à un endroit de sa vie, puisque tout le monde est concerné par ces questions-là.
Ces documentaires sont quand même souvent réalisés par des réalisateurs qui sont souvent assez engagés, pour qui la dimension sociétale est importante, et on ne peut pas passer à côté de ça aujourd’hui.
Dans la fiction il y a quand même eu "En Thérapie". Ça n’est pas la même chose, mais enfin quand même, qui aurait cru qu’une série comme celle-là allait avoir un tel succès. Ça n’est pas rien d’avoir amené ça dans les foyers. Même si c’est une adaptation, elle a révélé l’intérêt de beaucoup de gens en France pour ces questions-là, et elle a quand même été produite, réalisée, pensée par des professionnels du cinéma pour beaucoup. Donc je ne sais pas si c’est si absent que ça, ça apparaît peut être autrement. J’avais entendu parler des "Intranquilles" aussi…

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Avec tout ce temps passé pour monter le projet et ces premiers retours lors des avant-premières, qu’attends-tu de la sortie en salle du film ? Qu’il provoque plus de réactions ?

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Je l’espère, j’ai l’impression que c’est déjà un petit peu le cas. Déjà le film a beaucoup de partenaires, dans le secteur du soin, de l’éducation, de la parentalité… Il a réussi à fédérer des partenaires qui ne sont pas forcément toujours d’accord sur tout, mais qui là sont tous ensemble pour s’appuyer sur le film et défendre ces valeurs en commun dans le soin, donc je trouve que c’est déjà un premier pas qui nous aide à porter le film.

Après l’enjeu énorme, c’est évidemment la rencontre avec le grand public. C’est ambitieux et difficile ; c’est un documentaire et on sait l’espace qu’ils ont en salle. Mais on est persuadés que le film va tenir et on va se battre pour ça plus d’un an à l’affiche, ce qui laisse le temps au bouche à oreille de faire son travail, et petit à petit de permettre au « bassin naturel » du film comme on l’appelle — effectivement peut-être les soignants ici — de s’élargir.
Ensuite le film va être présenté à l’Assemblée le 18 octobre devant les députés (on espère qu’ils seront là !), ce qui sera suivi d’une table ronde avec les différents partenaires dont j’ai parlé tout à l’heure.

Donc bien sûr qu’on espère qu’il provoque des prises de conscience et des décisions politiques. Disons que là où je pense qu’il peut être un formidable outil politique, c’est parce qu’il donne à voir ce qui est extrêmement difficile à dire et à expliquer. C’est à dire qu’il peut être un outil qui permet d’éprouver le processus d’une thérapie et de défendre une certaine conception du soin psychique apporté aux enfants qui est difficilement partageable autrement.
Et si le public est conscient de ça j’espère que les décisions politiques suivront.

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Propos recueillis par Pauline Jannon le 5/10/2023.