Par Super Seven
À l'occasion de la première mondiale de son nouveau film Oxana (sortie nationale le 25 avril 2025) au Festival des Arcs, nous avons eu la chance de rencontrer sa réalisatrice Charlène Favier, afin de parler du parcours qui entoure ce biopic, de son rapport à sa protagoniste et de lutte de manière plus générale.
Pour partir de votre précédent film "Slalom", très autobiographique, comment le pont s’est-il fait entre celui-ci et le fait de parler de quelqu’un d’autre, d’une autre culture, assez loin de vous d’apparence ? Y’a-t-il un peu de vous même dans ce personnage d’Oxana ?
Carrément. Déjà comme dans Slalom, Oxana est un film militant, qui questionne la fin de l’innocence, à travers la condition des femmes et le poids du patriarcat, puisqu’on prend Oksana lorsqu’elle a 14 ans et qu’elle devient une jeune femme, puis une femme. Une autre similitude avec Slalom c’est que les deux personnages, Liz ou Oksana, sont des combattantes, avec un parcours de résilience très fort. Je pense que c’est vraiment des choses qui m’obsèdent, et qui obsèdent mon cinéma. Le prochain film que je vais faire sera d’ailleurs encore une histoire de combattante avec un parcours de résilience.
En fait c’est très proche de moi-même, parce que pour devenir cinéaste j’ai dû aussi combattre et suivre un parcours de résilience, par rapport à ce que j’ai vécu, aux traumatismes que j’ai subi. Je crois que c’est vraiment une trajectoire qui m’intéresse de montrer à quel point les épreuves peuvent nous rendre plus fortes, nous faire grandir et même parfois, en fonction de ce qu’on arrive à en faire, faire bouger un peu les lignes de notre société. Donc finalement, les similitudes entre Slalom, Oxana et mon propre parcours sont assez imbriquées.
Oxana c’est un film sur le militantisme, sur l’absolutisme de la cause, sur le féminisme mais c’est aussi l’histoire d’une fille qui a été multi-traumatisée, par rapport à ce qu’elle a vécu dans son enfance : l’alcoolisme de son père, la pauvreté, le fait qu’elle ait été trahie par l’église, puis ensuite les emprisonnements, la torture, son rejet quand elle arrive en France, le fait qu’elle ait eu l’impression d’être mal comprise, même aux Beaux Arts et par Paris, cette ville qui l’a un peu consumée. C’est aussi ça je pense dont parle le film. C’est vrai qu’il a un côté un peu sombre et mélancolique, mais il parle aussi de comment faire, comment s’en sortir quand on est assailli d’épreuves. Et Oksana reste une résiliente, parce que ce qu’elle a créé continue après sa mort, et c’est presque plus puissant que l’être humain, il y a un truc qui maintenant existera toujours.
C’est un producteur qui vous a amené sur le projet, et c’est aussi à partir de là que vous avez reconstitué le personnage. Ça rappelle ce que Bertrand Bonello dit sur son "Saint Laurent", à savoir que c’est son seul film « de commande » et son seul biopic, mais qu’il s’agit finalement de son film le plus autobiographique.
C’est sûr qu’il y a beaucoup de moi dans Oxana. Alors c’est pas évident de dire ça, parce que c’était quand même une femme incroyable, donc l’idée n’est pas d’être prétentieuse, mais par rapport au suicide, à la mélancolie, au traumatisme, au parcours de résilience, ce jusqu’au- boutisme pour arriver à quelque chose, ce côté un peu outsider que j’ai ressenti et ressens toujours ... C’est plutôt là-dedans que je me reconnais.
Vous avez dit que le documentaire Je suis Femen (film d’Alain Margot sorti en 2014 sur le même personnage et la création du mouvement Femen) a été une de vos premières inspirations. Comment avez-vous construit le personnage d’Oxana à partir de là, avec ce pont du documentaire à la fiction ?
Le documentaire est une des sources qui m’ont servi pour écrire le film. Mais en fait j’ai à peu près tout lu ce qui a été écrit sur elle, dans la presse, des livres — pas forcément sur elle mais où elle est présente. J’ai rencontré les gens qui étaient des intimes : sa maman, ses amants, son frère, ses amies, Apollonia, ses profs des beaux arts... J’ai vu ce documentaire, j’ai parlé à Alain Margot (le réalisateur) qui était devenu un ami à elle. Donc c’est vraiment le mix de toutes ces rencontres qui étaient hyper fortes, parce que c’est des gens qui ont été très proches d’Oksana et qui ont été très touchés par son décès. J'ai commencé à travailler sur le film en 2021, donc finalement peu de temps après sa disparition. C’était très sensible, plein d’émotions. Après j’en ai tiré « mon » Oxana, celle qui m’a le plus touché dans tous ces témoignages. Parce qu’il y a un point de vue de mise en scène, de metteur en scène : qu’est ce que je raconte ? Quelle est l’Oxana que je raconte ? Je raconte l’Oxana habitée, l’Oxana christique, l’Oxana mystique, l’Oxana qui est un peu alchimiste. Aussi la créatrice, l’artiste…
Votre démarche m’évoque le processus qu’on appelle « autopsie psychologique », lorsqu’une personne se suicide : essayer de retracer, faire une rétrospective du parcours de la personne et aller chercher toutes les sources possibles chez toutes les personnes possibles pour comprendre un peu mieux comment la personne s’est construite et comment elle en est arrivée là. Cet aspect d’enquête se matérialise d’ailleurs dans le film via des sauts dans le temps et des séquences parfois décousues.
C’est vrai qu’il y a un peu de ça, même si je pense qu’on ne peut jamais donner UNE réponse de pourquoi une personne s’est suicidée, ou que ça n’est pas forcément intéressant. Ce que j’ai plutôt essayé de faire, c’est ça, retracer la vie, les petites choses et les grandes choses qui ont façonné sa personnalité. Et je pense aussi que j’ai essayé de lui rendre hommage, lui rendre justice, et faire en sorte qu’elle continue à exister très fort et de manière très belle dans le monde grâce au film. Ca n’est pas une réponse, c’est plutôt une enquête intime, essayer de retracer par petites touches ce qui pour moi la définissait dans toute sa complexité. Je suis contente que ce côté enquête se perçoive, car je l’ai mené : j’ai questionné plein de gens… Et autour de moi j’ai plusieurs personnes qui se sont suicidées aussi, de la même manière qu’Oksana, donc je pense que c’est aussi pas anodin que je fasse ce parcours là.
Il y a un carton qui introduit le film pour rappeler la part de l’auteure dans la fiction, est-ce pour cela que le film s’appelle Oxana avec un X, et non Oksana avec “ks”, comme son prénom ?
C’est vrai que c’est un peu aussi « mon » Oxana, celle que j’ai trouvée. Je n’ai pas connu la vraie Oksana, donc je l’ai découverte après sa mort et c’était un peu pour dire « c’est la mienne », que j’écris avec un X. Ça n'est sûrement pas celle des personnes qui l’ont vraiment connu, puisque je l’ai connue à travers eux mais pas directement. Il y avait aussi pas mal de gens autour d’elle, des intimes, qui l’appelaient « Ox ». Donc il y avait ce petit diminutif là qu’ils écrivaient, Ox, et qui est aussi une signature qu’elle utilise parfois dans ses icônes, qui est en lien avec la religion…
Vous avez dit que le film porte sur Oksana et son combat en tant que militante, qui passe d’abord par son statut d’artiste peintre. Elle exprime d’ailleurs plusieurs fois que « l’art c’est la révolution » et est représentée avec les autres militantes comme des figures presque christiques, notamment dans la scène d’ouverture et clôture, hors du temps par rapport au reste du film. Aviez-vous des références picturales en tête, et avez-vous demandé à votre actrice de s’intéresser à la peinture et au travail d’Oksana en tant qu’artiste ?
J’ai fait un énorme dossier artistique avec ma scripte, le chef opérateur, le chef décorateur, la cheffe costumière... On a vraiment été une équipe ultra soudée en direction artistique. Je voulais remettre Oksana au centre du tableau qu’on allait créer en s’inspirant de ses icônes et aussi de certaines œuvres de Caravage. La danse à la fin peut aussi venir de Matisse... Il y avait beaucoup d’inspirations qui venaient de la peinture. D’ailleurs on n’a pas vraiment utilisé de photogrammes d’autres films pour créer l’univers graphique, ça vient vraiment de la peinture, même pour la lumière...
L’entrée du film était très importante pour moi, la fête de Kupala qui est une fête païenne, un peu comme la fête de la Saint Jean en France. Il y a un côté spirituel, en lien avec les éléments : l’eau, le feu, qui sont d’ailleurs deux éléments qui reviennent sans cesse dans le film. On célèbre l’amour, le destin, et il y a ce côté très païen en Ukraine où parfois ils se mettent nus, dansent autour des feux et rentrent un peu en transe. En même temps il y a ces petites filles qui mettent des bougies sur les couronnes avec une espèce de prophétie pour savoir si elles vont se marier ou pas... Il y a aussi tout un lien avec des plantes qui parlent, des petits anges et des petits démons qui viennent la nuit et qui viennent de la nature... Je trouvais tout ça super en lien avec la personnalité d’Oksana, et intéressant visuellement. Je me souviens avoir parlé de cette scène avec sa maman, qui m’a dit qu’Oksana adorait aller à cette fête Kupala, et que ça a été très important pour elle. Et ça je ne le savais pas, c’est plutôt en faisant des recherches que j’ai découvert cette fête et me suis dit « c’est Oksana aussi ça ».
Et à la fin, cette danse païenne autour du feu où Oksana est là avec cette robe de mariée, c’est pour moi qu’elle se marie avec sa destinée, ou avec Dieu, ou quelque chose de plus grand qu’elle et elle délaisse le monde des hommes... C’est un peu ma manière de représenter cette peinture là, où elle est représentée elle.
La plupart des œuvres d’Oksana ne sont pas accessibles. Comment avez-vous reproduit son style ? Avez-vous eu accès à certaines œuvres tout de même ?
C’est vraiment un travail qu’a mis en place le chef décorateur Florian Sanson. Il s’est posé énormément de questions pour savoir s’il fallait reproduire exactement à l’identique, quelles petites choses changer… Il a trouvé des images sur internet, on a réussi à se faire envoyer certaines choses mais ça n’a pas été si simple. Il n’y a pas beaucoup d’images qui existent de ses œuvres. Mais ils ont réussi à avoir accès à certaines qu’ils ont pu reproduire hyper minutieusement pour essayer d’être au plus près et refléter le travail d’Oksana. Il y a aussi le travail d’Apollonia, dont beaucoup de reproductions ont été faites dans les décors du film. C’était important aussi qu’on la voit peindre, qu’on sente la puissance de ses icônes et des messages qu’il y a dedans. Parce que le côté blasphématoire c’est aussi un fil rouge de son travail artistique, de son geste et qui a accompagné la création de l’imagerie des Femen.
Vous avez raconté pendant votre présentation que les actrices voulaient à tout prix rester en Ukraine puisqu’elles ont des proches qui participent à la guerre, et l’une des dernières phrases d’Oksana dans le film est « sans combat il n’y a pas de vie ». Je trouve ça assez pertinent dans l'extra diégèse du film puisque les actrices sont restées en Ukraine pour leurs proches, et incarnent ce combat qui prévaut sur le fait de vivre ailleurs.
C’est vrai que cette dernière phrase est vachement liée aux actrices, qui sont dans le combat permanent pour leur pays. Et elles ne le lâcheront pas, quitte à avoir peur, à se réfugier dans des abris plusieurs fois par jour... Ces actrices sont des combattantes, et ça se sent d’ailleurs dans leur manière d’appréhender et travailler les personnages et leur psychologie. Elles rentrent dedans entièrement, elles réfléchissent de manière psychologique et physique à leur personnage, je n’avais jamais vu ça avant. Il y a aussi une force de combat pour être à la hauteur de la cause, le cinéma, l’art et leur patrie. Pour elles c’était hyper fort de faire ce film.
Est-ce que les conflits en Ukraine ont d’ailleurs pu perturber le tournage ?
Pour Albina (Albina Korzh interprète d'Oksana, ndlr) qui était là tout le temps, c’était quand même dur d’être loin de sa famille. En plus, elles reçoivent sur leur téléphone les alertes des roquettes qui arrivent. Même si elles étaient en France donc elles savaient quand leurs familles allaient se réfugier dans les abris. Donc parfois il y avait des montées d’angoisse très fortes, puisqu’elles étaient sur le plateau et voyaient une alerte... A ce moment là elles ne sont plus du tout avec nous, elles sont dans leur monde ce qui est normal. Donc il y avait quand même une fragilité permanente liée à la guerre, qui nous y reliait nous aussi. Parce que là, quand on y pense pas, on oublie qu’il y a la guerre, alors que lorsqu’elles étaient avec nous on ne pouvait pas oublier.
Dans le film ressort l’envie de montrer qu’Oksana a aussi besoin d’être entourée, de l’affection et du soutien de sa mère et des femmes autour d’elle. Il y a pourtant un point de bascule où on la voit beaucoup seule, notamment suite à l’action militante où elle crie “Poutine tyran !” lors des élections russes. On sent alors que le militantisme qu’elle porte perdure moins. Y’a-t-il une vocation de montrer qu’un combat mené seul devient vain petit à petit ?
C’est vrai que plus on avance dans le film et plus Oksana avance dans les années, plus elle se radicalise et plus elle s’isole, ou “on” l’isole. Ce moment où elle est emprisonnée en Russie est vraiment arrivé : elle a été emprisonnée seule et je pense que ça a été un point de rupture. Faire quinze jours de prison en Russie, seule, c’est pas rien. C’est un sacré traumatisme. A partir de là j’essaye d’aussi montrer ça dans le film ; un mécanisme qui se met en place où elle va de plus en plus s’isoler. Quand elle arrive en France il y a cette trahison, sa mère qu’elle ne peut plus voir parce que cette dernière doit rester en Ukraine et elle ne peut pas s’y rendre. Elle est isolée par les autres, mais peut-être qu’inconsciemment elle s’isole elle-même parce qu’elle n’arrive plus à vivre dans ce monde et être en lien avec les autres. Il y a une sorte de dépression qui s’empare de son être, c’est à dire que d’un seul coup on sent qu’on ne fait plus partie du monde, on arrive plus à trouver sa place, on a l’impression que les autres ne nous comprennent pas, donc on s’isole encore plus… Et c’est quelque chose qui est arrivé à Oksana, elle a aussi beaucoup maigri, elle s’est mise un peu à boire… Et je pense que c’est aussi lié à un syndrome post-traumatique, que j’ai essayé un peu de montrer dans le film. On sent qu’elle perd pied.
En même temps, à mesure qu’elle s’oublie elle-même elle rend ce qu’elle incarne plus universel. Elle dit d’ailleurs que “n’importe qui peut être Femen”, que ça n’est pas une histoire d’appartenance ou d’adhésion au groupe, c’est une idée. Donc en s’oubliant personnellement, elle devient une idée.
Exactement. En s’oubliant et en s’isolant du monde elle devient une idée, et cette idée est plus forte que la vie sur terre. C’est une espèce de sacrifice, j’ai envie de dire comme Jésus sur la croix. C’est à dire que l’idée reste, le corps n’est rien mais ce qui a été inventé et créé façonnera le monde quoi qu’il arrive. Et je pense qu’à la fin elle se dit “on s’en fout de mon corps, je peux mourir, disparaître, j’ai fait ce que j’avais à faire, et de toute manière vu que je ne trouve plus ma place, que je ne suis pas comprise et pas heureuse, laissons partir ce corps et mettons l’idée au centre du débat et des consciences”.
Propos recueillis par Pauline Jannon, Talia Gryson et Pierre-Alexandre Barillier le 19/12/2024.