Interview de Emilie Brisavoine & Karen Benainous

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Par Super Seven

le 08/07/2024
Photo de Emilie Brisavoine & Karen Benainous

Emilie Brisavoine & Karen Benainous

A l'occasion de la présentation de MAMAN DECHIRE au FEMA de La Rochelle, nous avons pu rencontrer la réalisatrice Emilie Brisavoine ainsi que la monteuse Karen Benainous.

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« Maman déchire » est un film qui a été fait sur une durée assez étirée ; à quel moment as-tu su que ce serait un film pour le cinéma et est-ce que dans ce processus il y avait une recherche thérapeutique pour toi ? Comment se sont mêlées, dans la création, les envies de faire du cinéma et de soigner ?

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Emilie Brisavoine : En fait je savais tout de suite que c'était un film de cinéma, parce que j'avais l'expérience de « Pauline s’arrache » que j'avais fait de manière hyper intuitive sans connaître le cinéma. Le fait d'avoir déjà mis en place ce processus de création qui mêle le cinéma et le fait de vivre une expérience humaine, et de voir comment le cinéma peut impacter la vie réelle et inversement. C'est quelque chose que j'avais découvert en travaillant avec Karen avant et que je voulais réitérer. Le fait d'avoir fait « Pauline s’arrache » était une manière de m'approcher un peu plus de ma mère parce que dedans se trouve déjà la question des schémas transgénérationnels. J'avais envie d'aller plus loin en ce sens, de remonter d'un cran en faisant le portrait de la mère. J'envisageais même de remonter jusqu'à ma grand-mère.
Quant à la question du caractère thérapeutique de mon projet, on me le dit souvent mais je ne me suis pas engagée là-dedans comme dans quelque chose dont j'attendais que cela me soigne. Je ne vois pas le cinéma comme une baguette magique. En revanche je pense que le cinéma introduit une distance bénéfique et permet de sortir la tête de la question individuelle, personnelle et singulière pour aller vers quelque chose de plus politique, universel. Cette démarche est un pas que je trouve intéressant et j'avais envie d’investir mon énergie là-dedans. Pour moi faire du cinéma permet de vivre une expérience humaine qui intensifie la vie, qui lui donne du sens. Et donner du sens à sa vie, c'est en un sens thérapeutique ! Je ne pense pas que le film m'ait soigné en lui-même, en revanche le mouvement que produit l'acte de créer un objet qui nous permet de s'extraire de l'individuel pour aller vers quelque chose de collectif, partageable, est thérapeutique.

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Ça rejoint un peu ce que tu disais hier pendant la présentation du film, sur le fait que tu as beaucoup réfléchi ton personnage puisque tu ne peux pas te filmer en cinéma direct. Comment s'est passée cette phase de mise en scène où tu te demandais ce que tu voulais montrer et écrire de toi ou pas ? Vous avez toutes les deux fait des personnages sur fond vert : est-ce devenu un jeu de composer ainsi un personnage ?

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Karen Benainous : C'est un élément qui était déjà là avant le montage parce que ce qu'on voit que le développement personnel, le yoga, étaient déjà filmés. Par exemple pour les passages où Émilie va voir les thérapeutes, on avait déjà des rushes.

EB : J'étais très happée, fascinée par ma mère. Jusqu'au moment de trouver les journaux intimes, on tâtonnait, on cherchait le film, et je me suis dit que cette petite fille en constituait en fait le personnage principal. C'est elle qui va permettre de pénétrer en profondeur dans la complexité de la relation, de faire communiquer le présent et le passé, mais surtout c'est elle qui permet de comprendre que lorsque le passé n'est pas passé, il infuse tout le présent. C'est ce personnage et la compréhension du rôle qu'il avait à jouer qui a permis de tisser tous ces allers-retours entre, de lier cette matière hétérogène faite d'archives, d'images YouTube, Skype, etc.

KB : On a vraiment construit la narration du film sur l'itinéraire de cette petite fille à travers les journaux intimes. Tout le canevas narratif est construit autour de ce personnage. Au début du film, elle a huit ans, à la fin dix-sept. Lorsqu'on a découvert ces journaux intimes et la force de cette parole d'enfant qu'ils renfermaient, on s'est dit que ça pouvait constituer la trame, le fil rouge du récit. Dans le film, il y a plusieurs niveaux de récit : Émilie aujourd'hui avec sa mère ; le récit de son enfance qui démarre à la séparation de ses parents jusqu'à la réconciliation, du moins le moment de communication avec sa mère à dix-sept ans.

EB : Ça a quand même pris du temps pour moi d'assumer le fait d'avoir à être un personnage central à égalité avec ma mère et mon frère. Je les avais tous les deux déjà filmés mais comme je n'avais rien sur moi, il restait à construire le personnage. Il y avait d'un côté ma mère qui n'est pas loin d'être dans la vie un personnage de cinéma et de l'autre mon frère qui est sans filtre, très authentique. Il fallait que trouve ma place entre eux deux, que je crée mon propre personnage. La manière dont je me racontais aujourd'hui devait permettre de faire avancer le récit.

KB : Je dirais presque qu'il y a quatre personnages dans le film : la mère, Florian le frère, Émilie adulte et Émilie enfant qu'on appelait "Émilie treize" quand on faisait un post-it pour distinguer les séquences au montage. Dans le processus de fabrication du film, un nom (« Émilie treize ») et une couleur de post-il particuliers étaient réservés au personnage d'Émilie enfant et le distinguait de celui d'Émilie adulte : « Émilie trente.... Cinq ».

EB : Heu... Huit.

KB : Trente-huit... Enfin la vieille quoi ! (rires)

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Ça me permet d'embrayer sur le montage. Hier, vous disiez que c'est un film qui s'est écrit au montage. Mon impression était donc fausse : j'avais l'impression que c'était assez chronologique, mais vous venez d'expliquer que la plupart des images de toi ont été tournées après. Est-ce que vous montiez au fur et à mesure ? Comment s'est passé le montage et à quel moment ont été introduites les images YouTube, Snapchat, etc ?

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EB : En fait j'avais déjà pas mal écrit avant de démarrer le montage sur le fait que je voulais faire un film de résilience, sur le pardon. L'enjeu de ce projet était de proposer à ma mère une expérience forte, un peu extraordinaire, parce que je voulais faire quelque chose qui permette de renouer, de réhabiliter ce lien. J'avais donc pas mal écrit là-dessus mais en tournant il ne s'est pas passé ce que j'avais imaginé.

KB : Il n'y avait pas assez d'évolution dans le personnage de la mère.

EB : Finalement ce dialogue que j'attendais et espérais pour faire ce film de résilience n'a pas eu lieu comme je l'attendais. C'est pour ça qu'on a fait tout ce parcours sur le développement personnel. À partir du constat de l'impossibilité de ce dialogue, comment faire pour se réparer ? On attend du pardon d'un autre qu'il nous répare alors qu'en réalité la réparation ne peut finalement venir que de soi-même. Je questionnais ça à travers mon frère et ma mère, qui a été très abîmée par son enfance, sa vie.

KB : Émilie a de toute façon un univers artistique fort et prononcé. Elle est d'emblée arrivée avec cette idée des vidéos YouTube, ce phénomène qui l'avait beaucoup marquée pendant le Covid, qui reliait les gens, qui faisaient leurs trucs d'une façon artisanale dans leur cuisine. Elle est arrivée avec cette idée, mais ce qui a été plus dur était de trouvé une structure narrative pour informer ces divers éléments. YouTube, c'était là dès le départ.

Image de contenu d'interview
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Vous avez sélectionné ensemble les extraits YouTube intégrés au film ?

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EB : C'était plutôt moi.

KB : Quand on travaillait à distance, c'était très ludique parce que quand un problème de narration se présentait, Émilie allait fouiller sur YouTube. On est passé par beaucoup choses avant d'écrémer.

EB : On avait deux postes de travail et Karen m'a appris à monter, ce qui m'a donné de l'autonomie. Karen s'occupait beaucoup des questions de narration, de structure, et moi je m'occupais plutôt de l'aspect artisanal, plastique du film. Je passe beaucoup de temps à éplucher YouTube. On avait fait « La révolte des enfants intérieurs », une fausse vidéo BFM. On a essayé beaucoup de choses. J'aime YouTube pour ça, pour l'art brut, quand le gens sont créatifs d'eux-mêmes sans que ce soit inféodé à des écoles ou à des normes, des codes. J'aime bien voir comment les gens peuvent être créatifs d'eux-mêmes. J'adore tous les trucs amateurs : YouTube, les films de famille, etc. Amateur ça veut dire quelqu'un qui fait les choses par amour. C'est une matière filmique qui me plaît beaucoup. Grâce à Karen qui a vraiment un sens de la structure, qui me guide tout le temps sur la dramaturgie, qui me dit "reviens par-là !" quand je m'éparpille, on arrive à créer, un peu comme dans « Pauline s'arrache », un récit initiatique, assez simple. Dans « Maman déchire », on a plus une odyssée intérieure : l'enjeu était d'arriver à matérialiser la conscience. Quel est le chemin intérieur que tu fais pour arriver à guérir. La guérison n'est pas une chose immédiate, comme quand on a des maux de tête qu'un médicament fait tout d'un coup passer. C'est cette mise à l'épreuve qui nous dispose à changer, c'est un chemin que l'on fait en soi évoluer. Je voulais montrer ce chemin. C'est quelque chose qu'on adore travailler, cette dimension intérieure, onirique. Dans la psyché, on est à la fois reliés au passé, au présent, aux conneries qu'on a regardé tout à l'heure sur Instagram, tout ça c'est à l'intérieur de nous.

KB : Ça bouillonne, ça fait un gloubi-boulga.

EB : Voilà, ça c'est vraiment quelque chose qui nous intéresse et qu'on avait déjà commencé à mettre en place dans « Pauline s’arrache ». Avec « Maman déchire », on a voulu abonder dans ce sens.

KB : On a voulu aller beaucoup plus loin.

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Ce que j'ai remarqué dans le film, c'est l'humour auquel tu parviens par ce travail de montage et de mise en scène de toi-même. Es-tu comme ça dans la vie ?

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EB : Oui, je suis très drôle (rires).

KB : Pour Émilie c'est essentiel l'humour.

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Ton autodérision dédramatise beaucoup les choses, notamment à travers les effets hyper kitsch.

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KB : Oui, complètement, un kitsch assumé.

EB : Quand on aborde des sujets aussi profonds et complexes, l'humour est la moindre des politesses sans quoi le spectateur ne pourrait pas s'identifier. L'humour permet à l'autre de s'impliquer et d'explorer des zones qui font peur ou honte. Ces endroits intérieurs qui font peur ou honte sont porteurs de complexité, de choses fondamentales sur la nature humaine. L'humour répare, fait du bien, nous relie les uns aux autres, nous fait prendre de la distance et en même temps regarder les choses en face. Puis en fait on n'allait pas se faire chier non plus !

KB : Oui en fait on rigole vraiment à un raccord réussi. Quand j'entends Émilie qui rigole au raccord (imite le rire d'Émilie), je me dis « Allez c'est bon, on continue on enchaîne ».

EB : C'est vrai qu'on a un rapport très organique au montage. J'ai vraiment envie que le film ait une incidence physique sur le spectateur. Souvent les spectateurs me disent "J'ai été chamboulé(e), c'est une traversée émotionnelle". Je trouve que c'est le seul art où la tête et le ventre participent ensemble à l'émotion. On a à la fois les émotions, l'inconscient, la raison et le temps qui se déploie. Je trouve génial d'avoir tous ces éléments réunis dans une même expérience de visionnage. Dans le montage, on a quelque chose d'à la fois très structuré et très organique.

KB : Oui, c'est un mélange des deux. C'est pour ça qu'on se complète extrêmement bien dans notre façon de travailler.

EB : En fait on est tout le temps en train de tricoter un truc l'une et l'autre. un peu comme un patchwork, je tricote des bouts, je les donne à Karen, après elle me donne ses trucs que je retouche.

KB : Il y a toujours des échanges, des allers-retours, j'adore cette façon de travailler. Il y a des monteurs qui ne supportent pas qu'on touche ce qu'ils font.

EB : C'est vrai que moi j'ai découvert le cinéma par Karen, c'est avec elle que j'ai accédé à toutes ces questions de dramaturgie, par le montage. Il y a quelque chose qui m'a marquée, c'est que je viens des arts plastiques, je n'ai pas fait d'études de cinéma, mais chaque fois que je proposais quelque chose à Karen, elle ne refusait jamais. Même si ça avait l'air complètement taré, elle disait « On essaye ». Et effectivement, dans 90% des cas, ça ne marche pas mais souvent c'est en essayant des choses qui avaient l'air fou-fou qu'on trouvait des solutions de montage. C'est très expérimental.

KB : C'est vrai qu'il y a une magie au montage. Il y a bien sûr la part intellectuelle, le travail de structuration qui compte mais pour certaines choses on ne sait pas pourquoi ça marche. Il y a des choses qui marchent sans qu'on sache vraiment pourquoi, c'est un peu comme de la magie. C'est pour ça qu'il faut se laisser une ouverture. Avoir deux stations permettait ça et aussi d'avoir du recul sur ce que l'autre faisait. Quand on est deux à faire la même chose ensemble, on manque de recul. La méditation d'un autre regard, du temps, etc., sont nécessaires. Travailler chacune de notre côté avant de mettre en commun était plus efficace, paradoxalement.

EB : C'est vrai que le bonheur du film a été de mettre en place cette méthodologie de création. Je disais « Ah oui c'est vrai peut être que tu peux faire l'enfant intérieur, on lui met une perruque, un filtre Snapchat ». On essaye, on teste. On a tenté plein de trucs dont les trois quarts ne sont pas dans le film mais il y a ce truc presque enfantin « Et si on jouait à... ». C'est ce qui fait qu'on a pris beaucoup de plaisir et qu'on s'est beaucoup amusé.

KB : J'avais l'impression qu'il n'y avait pas de limite, ou que la limite était seulement celle de notre imagination. On se permettait vraiment tout. Après évidemment on est obligé de faire le tri, de penser à la cohérence, on ne peut pas tout intégrer. Mais on avait quand même cette espèce de liberté dans la création qui a rendu cette expérience si excitante artistiquement, forte émotionnellement, même si pas toujours simple car ce n'était pas un film facile à trouver.

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À à propos de l'enfance, une spectatrice disait hier que ce n’est pas un film pour ta mère. Ça m'a fait penser que c'était peut-être plutôt un film pour ton fils. J'ai cette impression que le dialogue entre Émilie-treize et Émilie-aujourd'hui, c'est aussi une manière de parler aux enfants, les tiens ou ceux de ton frère pour leur dire « peut-être que je vais déconner » mais il y a une certaine horizontalité entre ces générations plutôt qu'un rapport vertical.

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EB : C'est vrai, tu as raison. Les relations aux parents sont un peu taboues. On ne touche pas à la figure des parents, c'est un interdit biblique. Les générations au-dessus de nous n'ont pas ces outils d'introspection comme nous. Ce qui fait qu'à l'époque de ma mère, les enfants devaient se taire, étaient couramment battus, la violence était omniprésente et elle l'est encore puisque c'est quelque chose qui traverse les générations et nous dépasse. C'est ce qu'on s'est beaucoup demandé avec mon frère : comment mettre de la conscience là-dessus pour essayer de ne pas reproduire ces schémas, même si on est agis par des choses qui nous dépassent. Mettre de la conscience là-dedans est une manière de regarder vers les enfants parce que la seule chose qui compte c'est l'avenir, les enfants, qu'ils puissent se développer sur un socle stable.

KB : Une dernière chose sur les enfants. On parle beaucoup de la parole des enfants victimes. Celle d'Émilie-enfant est en fait très sage, elle a sans doute compris plus de choses que l'Émilie-trente-huit ans, choses qu'elle a intégrées et qui lui reviennent à la mémoire. Il y a une force, une puissance dans ses mots. Pour moi, il faut aussi restaurer la puissance de la parole des enfants, montrer qu'elle recèle une valeur sans rapport avec l'âge, l'appartenance à une génération. Ce n'est pas l'âge qui fait la valeur de la parole. Ils ont cette forme de sagesse, cette pertinence dans l'analyse de leurs propres émotions. Je trouve que c'est ça aussi que restaure ce film : la valeur d'une parole qu'il faut écouter.

EB : D'ailleurs c'est quand on a retrouvé les journaux intimes qu'on s'est dit qu'il fallait qu'on mette cette petite fille, beaucoup plus intelligente et lucide que l'adulte que je suis devenue – qui à cause de la souffrance s'est un peu carapatée dans sa coquille –, au centre de l'histoire, pour faire valoir sa pureté.

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Propos recueillis par Pauline Jannon le 5 juillet 2024. Remerciements à Laura Arnal pour la retranscription.