Par Super Seven
Afin d'accompagner LA BÊTE, comme ce fût le cas pour COMA, il nous est apparu essentiel d'aller discuter avec Bertrand Bonello sur ce nouveau film, déjà parmi les plus importants de l'année.
Qu’est-ce qui, dans la nouvelle de Henry James, vous a appelé à ce récit en trois parties diffractées, qui pousse vers le futur ?
D’abord il y avait l’envie de faire une sorte de fresque romantique, un mélodrame. Ça m’a amené à la nouvelle, dont j’ai pris l’argument mais c’est tout. Elle est globalement contenue dans la longue scène de bal en 1910, au début du film. Et comme la nouvelle tourne autour du rapport entre l’amour et la peur, j’ai eu envie de pousser le rapport entre ces deux mots, et d’exploser aussi le temps, pour faire une espèce de voyage, quelque chose de l’éternel retour, un éternel manquement. C’est ça, c’est un éternel retour.
Comme c’est une structure peu conventionnelle, très libre, comment avez-vous écrit le film à trois, comme crédité au générique ?
J’ai démarré avec quelqu’un sur l’histoire et ça n’a pas fonctionné. Après j’ai pris quelqu’un d’autre pour structurer. Mais j’ai fini seul, le scénario en tant que tel je l’ai écrit tout seul.
Vous reprenez plusieurs textes tels quels, d’abord celui de Henry James, dans un autre registre le monologue d’Elliot Rodger. Il y a un rapport au texte très direct.
Je pense que parfois j’ai besoin d’un élément d’ultraréalisme pour me permettre après d’être plus abstrait ou poétique. Je dois m’ancrer dans une sorte de réalité absolue. Les mots sont ceux-ci, ils ont été dits – Henry James c’est de la fiction mais ça m’ancre aussi quelque part. Je pense que ça me permet beaucoup de liberté par ailleurs.
En tout cas dans la première moitié du film, vous vous affairez beaucoup à filmer la parole. Comment abordez-vous, dans le dur du découpage, le fait d’observer autant le texte ?
La mise en scène de la parole, c’était une de mes grandes questions, que je trouve hyper intéressante. Ça se joue scène par scène, il faut trouver la meilleure manière de la faire vivre. La partie 1910, c’est trois très longues scènes dialoguées qui s’enchaînent ; l’enjeu c’est de trouver comment les filmer différemment, trouver une tension tout en laissant le temps à la parole. Ça fait partie des questions qui sont quasiment des problèmes, et à chaque problème on trouve une solution. La mise en scène de la parole, c’était un vrai travail, j’avais trois pages de notes là-dessus.
Si on prend cette scène de bal qui ouvre le film, j’aime beaucoup son côté elliptique. On passe de pièce en pièce comme si l’arrière-plan était mouvant et les personnages contenus dans leur échange.
C’est une scène qui fait onze minutes mais elle a besoin de ce temps-là, le temps quasiment réel de la marche, etc. Et c’est comme si à l’intérieur d’un bal conventionnel, ils n’arrivaient jamais à être tranquilles. C’est pour ça qu’ils n’arrêtent pas de bouger. Toute la mise en scène s’est faite sur cette idée de déplacement.
Dans le flot du montage (et donc du scénario avec lui j’imagine), il y a une sensorialité très virtuose à passer d’un récit à un autre.
Le film que vous avez vu est hyper fidèle au script. Le montage a servi à autre chose, à travailler les équilibres, la tension. La structure c’est celle du scénario.
Je me demandais justement quels avaient été les enjeux de montage, comment passer d’une séquence à l’autre dans des régimes parfois un peu hétérogènes ?
Les enjeux c’était l’équilibre entre les trois parties, des rapports de masse en fait. De mémoire, il y a cinq plans tournés qui ne sont pas dans le film, ce qui n’est rien du tout. Il y avait quand même une préparation très, très précise. Cela dit, aussi précis soit-on, l’écrit ce n’est pas de l’image. Aussi, il fallait être certain que quelque chose qui est là allait résonner là, que le pigeon de 1910 soit frappant en 2014. Les enjeux étaient surtout les résonances, la tension, et les rapports de masse. Par exemple, j’ai un premier montage qui fait trois heures, un film final qui fait 2h25, et il y a cinq plans coupés. Donc on travaille au sein des plans, quand est-ce qu’on rentre, quand est-ce qu’on sort.
Votre regard sur le contemporain est assez catastrophé, et en cela La bête fait écho à COMA, beaucoup de choses circulent entre les deux films. L’un comme l’autre ne sont jamais cyniques ou nostalgiques, alors qu’à plein d’endroits c’est là qu’on pourrait attendre La BÊTE.
Ce n’est pas mon caractère et ce n’est pas mon désir, de dire que c’était mieux avant. Je suis plutôt pour protéger le passé tout en accueillant le futur, plutôt que de vouloir retourner dans le passé. LA BÊTE et COMA sont liés parce que le tournage de LA BÊTE a été retardé d’un an, donc on avait une année devant nous et avec les producteurs on a décidé de faire COMA entre-temps. Donc j’ai un peu travaillé de la même manière, des passages d’un monde à l’autre, d’un régime d’images à l’autre. Et malgré une vision pessimiste du futur, le passé est dans le film presque un refuge, mais pas un regret. Même le format 1:33 du présent du film, c’est-à-dire le futur, il se réélargit quand on revient dans le passé : c’est comme une salle de cinéma dans laquelle se réfugier parce que le présent n’a plus d’émotion. Mais non en effet, il n’y a pas de nostalgie.
Cette réplique m’a beaucoup marquée dans la partie 1910 : « Son art est aussi sombre que l’époque est lumineuse » [à propos d’un artiste qui expose dans la scène du bal]. Malgré la splendeur qui irrigue ce segment, on sent que c’est un monde crépusculaire.
Bien sûr, c’est pour ça que je tenais à 1910 aussi. Il y a la crue de la Seine à Paris mais, surtout, c’est un moment où on rentre dans le XXème siècle, on ne voit que de la lumière, et quatre ans plus tard c’est l’obscurité. Parallèlement à ça il y a des artistes. Là c’est un peu Egon Schiele qui est évoqué, mais c’est aussi le cas de Schönberg qui commence à déstructurer, à être angoissé. C’est aussi le propre des artistes que de pouvoir sentir quelque chose.
Je venais de voir TRANSFIGURÉ quelques jours avant à la Philharmonie, or ce que dit le personnage de Léa Seydoux de la musique de Schönberg sonne comme une synthèse du film lui-même.
En tout cas il y a l’idée de trouver de l’émotion quand on fait une musique qui déstructure. Mais je voulais aussi fabriquer un discours amoureux indirectement.
Je reviens sur ce format 1:33. On est habitué à le voir ramener au passé, et pourtant là c’est le format du futur !
En 2044, il n’y a plus d’espace, il n’y a plus d’air. C’était pour isoler encore plus les personnages. Quand on revient dans les récits du passé, on réélargit.
Il y a cette structure un peu déstabilisante au départ, dans laquelle on a toujours un peu l’impression d’enquêter, mais aussi un voyage très sensoriel. La première fois que j’ai vu le film, je me suis senti happé dans une forêt de signes à décrypter et la seconde j’ai été vraiment saisi par l’angoisse qui traverse notamment la deuxième partie. Au sein de cette tension, est-ce qu’il y a une bonne manière d’aborder le film ?
Je dirais de se laisser aller. Car quand le spectateur est un peu flottant c’est que le personnage est flottant. Le film se met vraiment à la hauteur de Léa Seydoux, jamais en avance, jamais au-dessus. C’est vrai que parfois on est un peu perdu mais c’est aussi parce qu’elle est perdue. Il faut se laisser aller car, logiquement, le film est pensé pour que ce soit un peu un plaisir de se perdre, puis de raccrocher.
D’autant plus qu’il y a tout un tas de signe ambivalents, jusqu’à un climax où l’on s’aime et on se tue en même temps par un simple jeu de montage. Ne serait-ce que le pigeon, c’est une présence qui n’est jamais élucidée.
Le pigeon c’est un symbolisme, comme le dit la voyante : ça apporte des bonnes nouvelles, sauf s’il rentre chez vous, c’est la mort de quelqu’un. Après il y a aussi mon aversion personnelle pour les pigeons. Je suis persuadé que le pigeon est la réincarnation du diable, et donc cet animal très anodin qui nous entoure, selon comme on le regarde, peut devenir assez terrifiant !
J’avais peur d’être biaisé car j’ai pratiquement la même phobie. Je me demandais aussi si c’était un rappel à Süskind ?
Non mais ça fait partie de ces éléments que je voulais disposer dans les trois parties. Il y en a plusieurs : les pigeons, les poupées, les voyantes. C’est aussi comme ça que le film tient : par des liens, des résonances.
Vous êtes un des rares cinéastes à questionner ce que l’image numérique fait au cinéma, et à nos vies. LA BÊTE pourrait presque être lu comme une parabole du passage au numérique.
On est, depuis longtemps, et de plus en plus, entouré d’images, de tous les côtés. Et le cinéma c’est aussi des images. Donc on se demande : c’est quoi une image de cinéma ? Comment faire pour que ça ne soit pas une image comme les autres, tout en ne refusant pas la contemporanéité du monde ? Donc je veux inclure des images contemporaines pour en faire des images de cinéma. C’était très important dans Coma ça aussi, ça revient aussi dans LA BÊTE bien sûr, mais c’était le grand sujet de COMA.
LA BÊTE s’ouvre quand même sur un fond vert, qui revient plusieurs fois, c’est très parlant pour parler d’une dissociation du corps au monde contemporain.
Oui parce que tous les spectateurs du monde savent ce que c’est. C’est associé à la virtualité. Je ne suis pas allé plus loin, mais on sait que derrière, logiquement, on met des effets spéciaux. Avec un fond vert tout nu, dès le prologue, le spectateur se dit, inconsciemment, que le film va disposer des mondes virtuels.
Bien sûr, il y a la surveillance aussi, notamment en 2014 avec cette maison pleine de caméras.
Pleine de caméras, mais même le voisin, dès qu’elle fait un truc, il appelle le type en Europe, qui la rappelle. « Il paraît qu’il y a de la lumière ? », « Vous ne dormez pas ? Il y a quelqu’un ?». C’est aussi l’idée d’avoir une maison avec seulement des baies vitrées. Elle est toujours à nu, elle est seule mais jamais seule, toujours regardée. Et oui, il y a cette surveillance numérique totale et généralisée qu’on a fini par accepter, mais qui est inacceptable.
Avec cette partie à Los Angeles, il y a cette imaginaire de la maison ultramoderne en 2014, dans la Silicon Valley. C’est la capitale du cinéma mais aussi de la technologie.
Je pense que mon envie de la faire à Los Angeles vient du personnage de George MacKay, qui est inspiré d’Elliot Rodger. Bien sûr il y a des incels partout dans le monde, des féminicides partout dans le monde. Mais cette manière de se mettre en scène qu’avait Elliot Rodger… pour moi, ces gens-là sont des produits de la société américaine. Je ne pouvais pas voir ça en France ou en Italie, il y a un truc trop américain.
Mais ça vous donne la liberté de convoquer toute une histoire du cinéma américain reconjuguée : Carpenter, le néo-noir lynchéen… c’est une terre de fiction.
Oui, sur place on n’a tourné que les extérieurs, mais en faisant ces plans à Los Angeles, je me suis aperçu qu’une belle blonde au-devant d’une décapotable Mustang rouge, avec du Patsy Cline en fond, ça convoque déjà plein de choses.
Puisque le film compose avec ces imaginaires, votre histoire du cinéma, vous êtes-vous appuyé sur des références précises ou un bagage plus diffus ?
Ce n’est pas tant des références. En tout cas j’avais envie de m’autoriser à mélanger les genres, c’est un truc qu’on vous dit un peu de ne pas faire. Le genre du mélodrame, le genre du slasher, le genre de la science-fiction. Pour moi tout cela pouvait tout à fait cohabiter. Il y a des règles à respecter, et une fois qu’on les respecte on peut enfin transgresser, ne serait-ce que par le mélange. C’était plus ça que des références précises.
Je me demandais comment vous aviez pensé le son et la musique pour traverser ces trois régimes d’esthétique différents.
Les musiques sont venues pendant l’écriture du scénario. Pour la première fois j’ai un thème assez précis que je décline selon les époques. Pour 2044 j’ai décidé qu’il n’y aurait pas de musique. C’est juste des ambiances un peu étranges, il n’y a pas de rythme, comme si on était même débarrassé de ça, excepté dans les boîtes de nuit, qui sont une espèce de sas. Sinon, j’avais envie, pour la première fois, d’avoir des instruments très acoustiques, un violon, des cuivres, etc., que je mélangeais à des synthés, pour avoir à la fois le thème dans son classicisme et aussi pervertir un peu. Pour le son en lui-même, en 2044 le son est complètement refabriqué, très irréel, il n’y a pas du tout de rumeur, pas d’ambiance, très vidé, vidé de tout. Et sinon c’est du montage son plus classique.
Paradoxalement, dans cette idée de soustraction, cette partie science-fiction est celle qui appelle le moins à un imaginaire de cinéma précis. On ne voit pas les stigmates du genre.
Non parce qu’il n’y a pas les deux pistes habituelles, qui sont l’ultra-technologie – le monde est presque vidé de la technologie – et le postapocalyptique. C’est dans vingt ans, je tenais à ce que ce soit un futur assez réaliste, avec des changements plus comportementaux, et avec ce concept que l’intelligence artificielle a pris le pouvoir devant le désastre humain.
Comment est-ce qu’on travaille, très concrètement, avec les acteurs, dans cette idée qu’ils ont presque trois personnages en un ?
Je tenais au principe de se fixer dans un seul personnage. J’ai travaillé avec les deux acteurs d’une manière très différente, parce que c’est eux qui appelaient cette différence-là, c’était à moi de m’adapter. D’un côté un acteur qui veut absolument être hyper préparé, peut-être même pour oublier la préparation et retrouver de la fraîcheur, mais avec énormément de questions très en amont. Et de l’autre côté, une actrice qui, au contraire, ne veut rien savoir, pour presque découvrir la scène en la faisant. Donc ce sont des manières très différentes de travailler.
Mais cette différence s’applique bien à leur personnage respectif au fond.
Oui ! Par exemple, même si Léa change beaucoup physiquement, de coupe de cheveux etc., quelque part, elle traverse les trois périodes de la même manière. Et George, même s’il change beaucoup moins d’apparence, il a vraiment des personnages qui demandent une manière de jouer très différente.
Dans le travail de l’image, on trouve plein de gestes d’abstraction, ces longues focales qui abstraient la silhouette…
C’est vrai que je prépare beaucoup. Je mets beaucoup de temps à préparer, j’arrive sur le tournage avec le scénario que je ne regarde plus, mais surtout 60 pages de notes très précises, y compris les focales, et ce qu’on recherche. Et avec la cheffe opératrice [Josée Dehaies], très en amont, on discute et on s’envoie aussi beaucoup d’images, on se fait des moodboards etc. On n’est jamais suffisamment prêts, il y a toujours des problèmes qui se posent mais on arrive sur le plateau avec une idée assez précise de ce qu’on cherche, en tout cas de l’effet qu’on cherche à rendre.
Et aussi c’est un film hybride : une partie (1910) en 35mm et le reste en numérique. C’est la première fois que vous revenez vers la pellicule depuis…
SAINT-LAURENT ! Effectivement c’est la première fois.
Et vu ce que LA BÊTE porte comme partis pris je suis curieux de savoir comment vous l’aviez abordé ce passage au numérique, au moment de NOCTURAMA.
Avec NOCTURAMA, j’y tenais ! Je ne voulais pas une image séduisante. J’avais envie de cette dureté et du scope, pour la première fois. Cela dit, je travaille exactement de la même manière. Ce n’est pas parce qu’on est en numérique que je fais 14 prises de plus. Ce dont je me doutais mais que j’ai appris, c’est que contrairement aux idées reçues – les gens disent « ça va beaucoup plus vite en numérique » –, non ça va plus vite si on veut faire du moche. Mais ça va plus vite en 35, parce que le 35 c’est immédiatement beau, on pose la caméra et il y a tout de suite quelque chose. Alors qu’en numérique, il faut beaucoup plus travailler, sculpter les arrière-plans etc. Ça prend un peu plus de temps.
D’ailleurs dans LA BÊTE, l’utilisation du 35 n’est pas fétichiste, c’est très dégrainé et harmonieux avec le reste.
C’est une partie du film sur laquelle j’avais besoin d’une sensualité, d’une douceur, c’est plus pour ça qu’on est allé chercher ça.
Cette hybridation je ne l’ai remarquée que la deuxième fois, ça agit de manière très inconsciente.
Oui très inconsciente, sur le plan sensoriel…
Propos recueillis par Victor Lepesant, le 25 janvier 2024.