Interview de Bertrand Bonello

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Par Super Seven

le 14/11/2022
Photo de Bertrand Bonello

Bertrand Bonello

A l'occasion de la sortie de son dernier film, "COMA", entretien avec Bertrand Bonello, l'un des cinéastes français les plus audacieux du moment.

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Comment décririez-vous COMA à quelqu’un qui, pour l’heure, en ignorerait tout ?

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Je partirais du sujet. C’est une tentative de rentrer dans le cerveau d’une adolescente et d’en explorer les rêves, les cauchemars, tous les mondes qu’elle se crée. Et donc de créer des mondes, d’abord distincts et puis qui, petit à petit se contaminent. Je dirais aussi que c’est un film assez libre et hybride, et – parce que c’est très important pour moi – que c’est un film adressé à la jeunesse.

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Et quel est le point de départ, le contexte de construction de cette aventure ?

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Ça date du tout premier confinement, le plus dur. La fondation Prada a commandé à quelques cinéastes un petit film en disant : puisque vous ne pouvez plus tourner d’images, comment continuer à faire du cinéma ? Donc c’était, j’imagine, une réflexion sur l’archive, sur le found footage etc, qui est tout à fait passionnante mais vertigineuse. Donc j’ai décidé de prendre comme archive un de mes films, "Nocturama", parce que j’avais envie d’écrire une lettre à ma fille et que c’était aussi un film qui lui était dédié, ainsi qu’à la jeunesse. J’ai fait ce court-métrage, sur lequel j’ai eu des retours très touchés. Le film que je viens de finir ["La bête", ndlr] avait été retardé d’un an pour plein de raisons, et j’ai eu envie de continuer ce film et d’aller un peu plus loin. Ce court-métrage est devenu le prologue de "Coma", la première lettre, puis je me suis demandé : qu’est-ce qui se passe si après cette lettre, il y a un gros plan d’une adolescente ? Qu’est-ce que je pourrais construire à partir de ça ? Alors évidemment, comme c’était un film autoproduit, il fallait qu’il soit vraiment peu cher, donc je me suis dit : il faut des dispositifs de tournage qui soient simples. C’était un moment où je revoyais beaucoup de conférences de Deleuze, je suis retombé sur celle de la Fémis et sur cette phrase extraordinaire [« Chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres. Même la plus gracieuse jeune fille est une terrible dévorante, pas par son âme mais par ses rêves »], et je me suis dit mais en fait c’est ça la clé, c’est de désobéir, c’est de rentrer dans les rêves d’une jeune fille et là, tout d’un coup, je vais pouvoir me permettre une forme totalement éclatée, qu’il va falloir que je structure. Là j’avais presque mon idée de base. Après j’ai inventé chacun des mondes : les Barbie, la 2D, Patricia Coma, la forêt, les limbes. J’ai tissé les fils narratifs de chacun et après ça a été un entrelacement pour faire scénario. Voilà le cheminement de départ.

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Cet aspect tâtonné qu’on a à la découverte du film, comment l’avez-vous orchestré pour qu’on s’y plonge, et que le sens infuse de manière aussi progressive ? Il y a des épiphanies dans le film, quand Louise Labèque verbalise ses sentiments très simplement. Comment avez-vous tissé ce chemin de compréhension pour en arriver jusque-là ?

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J’ai beaucoup tâtonné, j’ai fait beaucoup de copier-coller. J’avais toutes mes petites histoires, et après c’est presque du montage sur scénario : tiens, si après cette scène là je mets du dessin animé ? Non, je pense qu’après cette scène là on a besoin de Barbie. C’est une histoire de sensation, parce qu’il n’y a pas de règle. Parfois on fait un copier-coller et ça provoque quelque chose et parfois ça ne provoque rien. Ça peut être le passage d’une texture à une autre mais pas seulement. Si on laisse Patricia Coma sur une phrase et qu’on retrouve les Barbie sur une autre, l’enchaînement de ces deux phrases fabrique quelque chose. C’est très mystérieux, il n’y a aucune dictature narrative à cet endroit-là.

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En parlant de ces Barbie, de leur mise en scène dans une parodie de soap opera, c’est un imaginaire incongru : les Barbie ne correspondent pas à l’âge du personnage, les codes du soap ne correspondent pas vraiment à sa génération. C’est une trame qui dit beaucoup mais avec des figures assez excentrées.

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Dans les dispositifs que j’ai essayé de trouver, économiques entre autres, il y avait les Barbie, une idée que j’avais depuis longtemps. J’ai construit trois décors d’un mètre sur un mètre cinquante, mes poupées. Je faisais mes petits travellings, mes petites lumières. C’est un dispositif pas très cher qui permet de dire beaucoup. Ça permet de dire des choses très très premier degré. Elles disent des dialogues que j’aurais du mal à mettre dans la bouche d’acteurs incarnés. Le personnage n’a plus l’âge des poupées mais elle est dans sa chambre, c’est un rappel à l’enfance. Pour le soap, mes enfants sont tout à fait capables d’en regarder et d’en rire. Ça fait partie, quelque part de leur pop culture, y compris des soaps anciens, Les feux de l’amour etc. Ça permettait un peu tout ça.

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Vos autres films, "Nocturama", "L’Apollonide", racontent l’enfermement et la jeunesse dans la tragédie pure. Là il y a quelque chose de caustique, qui n’est pas toujours comique directement mais une sorte d’humour cruel. Est-ce un pas de côté, un changement de méthode, ou bien le revers d’une même pièce ?

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J’avais envie qu’il y ait de l’humour parce qu’il se trouvait que le climat général était sombre. C’est quelque chose que je me suis rarement autorisé, alors que j’adore rire au cinéma. J’ai tourné longtemps autour de comment faire une comédie et, pour être très sincère, je ne trouve pas. C’est très dur. Et là j’ai voulu tenter des choses, le caustique vient de certains dispositifs qui le rendent possible. Notamment Patricia Coma. C’est une youtubeuse, donc quelqu’un qui fait une adresse face caméra. C’est une adresse. On peut être très premier degré, lui faire dire tout type de phrases, on n’a pas besoin de l’inclure dans une situation. Le dispositif pose déjà tous les possibles. Pareil pour les Barbie. Avoir un personnage qui part des dialogues des Feux de l’amour, pour terminer par Donald Trump, je peux me le permettre parce que c’est de l’animation. C’est à cet endroit-là que je me suis permis des choses nouvelles. Les dispositifs le permettent.

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Et pourtant on parle du monde contemporain, du vécu de la crise sanitaire par les jeunes, vous parlez d'incursions de tweets de Donald Trump. Il y a quelque chose de très politique dans le film, sans que ce soit toujours précis mais qui résonne comme ça. Qu’est-ce que ça vous évoque ?

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C’est le dernier film d’une trilogie sur la jeunesse. "Nocturama", "Zombi Child" et celui-ci. C’est pas du tout un coming of age, une première histoire d’amour etc. Ça raconte comment on inscrit la jeunesse dans le politique, dans le monde, comment le politique s’inscrit en eux etc. Quelqu’un m’a posé une question hier : quelle est la différence en soi entre "Nocturama" et ce film là ? J’ai juste répondu : six ans. Six ans ont passé et le rapport même de la jeunesse au politique a changé. Il y a six ans, à l’époque de "Nocturama", elle sortait et pouvait tout faire exploser. Aujourd’hui elle ne sort pas et fait tout exploser dans sa tête en quelque sorte. Six ans c’est peu et en même temps il se passe des choses constamment, si bien que c’est énorme. J’ai un enfant qui a maintenant 19 ans et depuis qu’elle est née, elle enchaîne catastrophe sur catastrophe. Ça commence avec le chômage, ensuite, y a le terrorisme, la crise économique, la montée de l’extrême droite, les catastrophes écologiques. Où est-ce que ces gamins vont trouver un peu de rêve, d’espoir, de lumière ? Paradoxalement, je trouve que c’est une génération qui a une conscience politique qu’on n’avait pas, nous, parce que nous, évidemment tout allait mieux.

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Sachant que "Coma" s’adresse à votre fille et s’inspire de son vécu, de son expérience. Quand vous puisez dans son regard sur les choses, comment procédez-vous pour construire à partir de cette matière ? C’est un défi ou les choses viennent naturellement ?

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Il y a des choses qui viennent extrêmement naturellement, extrêmement facilement, qui viennent d’observations. Je l’ai élevée donc je l’ai sous les yeux tous les jours. Plein de choses viennent comme ça : la fascination pour les tueurs en série, un certain langage : j’ai quand même fait relire aux actrices les dialogues au cas où elles auraient voulu changer des choses mais elles étaient à très à l’aise, parce que c’est de l’observation et de l’écoute. Et après j’ai mis beaucoup de mon imaginaire à moi, jamais je ne dirais : voici la psyché d’une jeune fille. C’est mon interprétation et, en tant que cinéaste de mon âge, ce que j’ai envie d’en raconter, d’en détourner. C’est vraiment un mélange des deux.

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Et comment avez-vous travaillé avec les jeunes actrices, Louise Labèque, mais aussi Ninon François, que vous reprenez du groupe d’amies de "Zombi Child" – comme on retrouvait des femmes de la maison close, l’Apollonide, dans la maison Saint-Laurent ?

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C’est à la fois un truc de fidélité, d’affection, de fétichisme et de facilité. Autant quand j’ai fait le casting de "Zombi Child", pour trouver Louise, j’ai vu cent jeunes filles. Une fois que j’ai trouvé Louise et que je décide de faire "Coma", c’est elle. Pour plein de raisons, d’abord parce qu’on s’est très bien entendus, parce que c’est une fille intelligente, parce que je la trouve tellement lumineuse à filmer, et que je savais qu’elle serait très souvent silencieuse sur son lit, et qu’il se passerait toujours un truc sur son visage. Comme j’aimais beaucoup les autres aussi je les ai appelées. C’est presque un non-casting qui fait que je reprends un peu les mêmes. Pour travailler avec Louise, par exemple, elle a lu le scénario, on a pris un verre et elle m’a dit : « Mais en fait je ressens chacune de ces choses, il n’y a aucun problème ». En fait, il n’y a pas eu de travail. Elle me disait : « j’ai l’impression que tu parles de moi. ». Là où il y a eu un peu de travail c’est la scène du Zoom parce qu’en fait, il n’y a pas du tout d’impro. Tout est écrit à la virgule près donc c’est un travail de répétition. Je les ai faites venir deux ou trois fois au bureau, à une table et on a répété comme si elles étaient en Zoom, pour trouver la fluidité, la rapidité, et surtout qu’elles s’écoutent les unes les autres. Ça a été beaucoup de lecture et de par cœur, et après elles l’avaient. Et le Zoom a été fait dans des conditions de Zoom totales : elles étaient chacune chez elles, on a envoyé le lien, j’ai appuyé sur « Record », et c’est le fichier Zoom qui est dans le film. C’est comme un plan-séquence de sept minutes avec six caméras. Ce n’était pas facile comme il pouvait y avoir parfois des déraillements technologiques. On a dû faire six prises. C’est comme tous les Facetime en live, ce sont comme des plans-séquences à trois caméras.

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Quelque part le dispositif induit de l’imprévu et ça crée du naturel. D’ailleurs le film construit un rapport particulier à l’image numérique. Vos précédents films l’utilisaient pour ce qu’elle a de très lisse, de presque parfait. Là vous utilisez, pour les scènes dans la forêt, un caméscope qui rappelle "Inland Empire", une volonté de salir, de rendre l’image impure.

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C’est une MiniDV avec des petites cassettes. C’est une caméra que j’ai achetée il y a quinze ans parce que ma chef op [Josée Deshaies, ndlr] m’avait dit : attention elle a quelque chose de magique cette caméra. J’ai fait des essais avec et ça donne un rendu qui n’est ni du numérique ni de l’argentique, c’est autre chose, comme un entre-deux qui m’inspirait pour ces limbes entre le monde des vivants et celui des morts.

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L’addition de ce numérique pervers, de l’image Youtube, de la vidéosurveillance. On sent que vous montrez un rapport à l’image qui se décompose, ou se recompose. On ne sait pas, à voir le film si c’est quelque chose de beau ou d’inquiétant.

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Je trouve que ça fait vraiment partie de notre regard contemporain sur les choses. On est habitué à être bombardé d’images de textures différentes. Il y avait aussi un parti pris assez simple : tout ce qui se passe dans sa chambre est en 1,33 :1, dès qu’on passe sur l’ordinateur c’est du 1,77 :1, le format 16/9. On a à passer très rapidement d’une texture à une autre et je voulais représenter ça. Moi j’aime bien les césures, les ruptures. On ne s’en autorise peut-être pas assez dans le cinéma « plus classique ».

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Vis-à-vis de tous les enjeux que vous relevez dans "Coma" et le reste de votre œuvre, que diriez-vous à un jeune cinéaste qui lance sa carrière ?

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Lors des projections du film au Champs-Élysées Film Festival et à Beaubourg, le film ayant coûté environ 250 000 €, plein de jeunes qui veulent faire des films sont venus me voir pour me dire : c’est super parce que ça nous ouvre des voies, des possibilités. Je ne suis pas très inquiet pour les jeunes cinéastes. Le cinéma est en mutation totale : le marché, le spectateur. Personne ne sait si les plateformes vont nous écraser ou finir par nous ennuyer. Les salles vont-elles disparaître ? Évidemment pas. C’est une mutation que personne ne maîtrise encore, on sait juste que c’est en train de muter. Je suis plus inquiet pour les cinéastes qui ont 35, 40 ans, à qui on a promis quelque chose, un système bien cadré du cinéma français, que pour la génération de ma fille, ces gens qui arrivent qui n’ont pas connu ce monde-là et prendront les choses avec beaucoup plus de naturel. Ils seront, j’en suis certain, naturellement plus inventifs parce qu’ils vont naturellement intégrer les contraintes quelles qu’elles soient, les changements technologiques etc. J’ai plein d’amis qui sont plus jeunes que moi, qui ont peut-être fait un ou deux longs-métrages, et eux je les sens paniquer, parce qu’on leur a promis quelque chose qui est vraiment fragilisé. À cette question, je réponds un peu toujours la même chose : « don’t believe the hype ». Soyez-vous-mêmes, ne vous laissez pas bouffer par l’air du temps, restez fidèles à vos obsessions.

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Propos recueillis par Victor Lepesant le 12/11/2022. Portrait de Bertrand Bonello par Philippe Lebruman pour le FEMA.