Interview de André Gil Mata

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Par Super Seven

le 13/10/2025
Photo de André Gil Mata

André Gil Mata

À l’occasion de la sortie en DVD de son troisième long-métrage, À la lueur de la chandelle, conclusion d’une série de films sur la figure grand-maternelle, nous sortons un entretien réalisé avec André Gil Mata. Nous y évoquons l’importance du souvenir, des lieux et la manière de les faire s’imbriquer dans un jeu de formes cinématographiques.

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“À la lueur de la chandelle” est un film étrange qui marie deux formes de mémoire : la familiale et la cinéphile. D’un côté vous parlez de votre grand-mère, de l’autre vous n’hésitez pas à être dans la référence de cinéastes que vous aimez (Tarkovski, Akerman, De Oliveira…). Comment ces deux flux circulent dans votre processus créatif ?

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J’ai beaucoup en tête les films que j’ai vu et que j’aime mais quand j’écris, j’essaie de ne pas y penser. En fait, j’aime le cinéma depuis la toute première fois où j’y ai mis les pieds donc mes références viennent de toutes les formes de cinéma que j’ai rencontrées à travers les années. C’est une de mes grandes passions et je pense que ces références seront toujours-là, en moi, pour que je puisse m’y reposer, tout comme mes souvenirs de ma vie ou de cette demeure. Je n’ai pas vraiment grandi dans cette maison, nous vivions à une rue d’écart, à trois minutes à pied environ. J’y ai passé beaucoup de temps pendant mon enfance, notamment après l’école, donc c’est un endroit où j’ai développé beaucoup de souvenirs, des bons comme des mauvais.
Je n’ai pas cherché à être rationnel, je ne sais pas si c’est le bon mot, car je ne voulais pas que ces souvenirs se matérialisent chronologiquement mais plutôt qu’ils se ressentent, se vivent. Je savais que je voulais que la maison génère ce jeu avec le temps mais sans reposer sur la linéarité. Ce n’est pas un biopic de ma grand-mère, je voulais seulement être au plus proche d’elle et de ses souvenirs, tout en liberté.

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C’est un flux de conscience. Une fois les allers-retours temporels déclenchés, il est difficile de prévoir ce qu’il va se passer, chaque scène fait irruption en surprenant, sans anticipation possible.

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Tout était écrit de la sorte. Je sentais qu’il fallait une structure pour créer une forme de confort au visionnage, d’où l’idée de partir du printemps et jour qui se lève pour finir en hiver avec la nuit tombante. Pour moi, cela permettait ensuite de jouer avec le temps à l’intérieur de la maison. Parfois on me dit négativement que je suis structuraliste. Personnellement, je ne sais pas si c’est bien ou pas mais il est vrai que je suis attaché à une certaine structure. Si vous construisez une maison, vous en avez besoin pour être libre de faire l’architecture que vous désirez. Au cinéma c’est pareil, il m’en faut un peu pour créer et maintenir une certaine proximité avec le film ou le cinéaste dont je regarde le travail.
Nous n’avons donc pas touché au scénario, et de toute façon c’était difficile avec ce jeu sur le passage de la journée et des saisons. Nous avons tout de même été chanceux que tout se passe bien pour préserver ces détails du temps extérieur ainsi que le son qui crée ce « flux » dont vous parlez. C’est comme si vous plongiez dans une rivière et que vous étiez libre de vous laisser porter par l’eau sans savoir où vous allez finir. Pour autant, ce sentiment de flottaison ne doit pas vous effrayer.

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C’est un des paradoxes du film. La structure est importante mais le rendu n’est pas rigide. Tout a l’air vivant, libre, à l’image du réveil des dames âgées qui marque celui de la maison. Cela passe par un travail de cadrage, souvent large, pour laisser l’œil voyager et de la durée, souvent longue, qui nous fait nous questionner sur tout ce qu’il y a à l’écran et notre condition de spectateur.

Photo de André Gil Mata

La maison était déjà en ruines et ma famille voulait la vendre. Je savais que je devais me dépêcher de tourner ce film car je ne pensais pas pouvoir le tourner ailleurs, d’autant que ça aurait été cher de faire de la reconstitution. Nous avons donc utilisé ces ruines pour créer les temporalités à travers la direction artistique. Je savais que la maison était un personnage crucial ici. Donc le cadrage et la durée des plans étaient essentiels pour ressentir cet espace, ainsi que le temps qui le traverse, qui nous en disent long sur les personnages qui y évoluent. La maison n’est pas un être humain mais elle construit les individus à sa manière, il y a un échange entre les personnages et les murs qui vivent ensemble. D’où ce choix de la largeur oui, qui permet de voir que de nombreuses choses se passent en même temps, sans forcément avoir recours à des dialogues. Ce n’est pas que je n’aime pas l’action au sens classique du terme mais cette demeure était souvent silencieuse, parfois pas pour de bonnes raisons à cause des tensions entre les personnes.

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Cette absence de dialogues est compensée par un langage des signes, du corps, que ce soit le miroir déformant le visage d’une des dames au début ou la manière de mettre la table plus tard. Cela permet à celles qui n’ont pas de voix de s’exprimer différemment, notamment en parlant avec/via la maison.

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Je me souviens, quand mon grand-père était en vie, il décidait qui pouvait parler ou pas. Il était strict. Je me souviens être là, et le silence qui régnait à table. Parfois, on ne parlait pas du repas. Mais, même sans parler pendant deux heures, il y a une communication qui opère car je sentais la tristesse de ma grand-mère ou une colère qui n’était pas clairement énoncée. Je savais donc que pour les actrices, cela passerait davantage par l’expression corporelle. Pas de la danse pour autant mais tendre à ce que le corps parle. Et rajouter des dialogues serait un problème car cela casserait la tension découlant de cette autre forme de communication.

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Cela donne au film une dimension littéraire, qui rappelle le début de “La recherche du temps perdu” de Marcel Proust, par son aspect descriptif qui tend à la fantasmagorie : les bougies, les interactions entre générations.

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Ma grand-mère est née dans cette maison et y a vécu toute sa vie. Beatriz, elle, était orpheline et est arrivée là-bas à douze ans, de ce qu’on m’a dit et si ma mémoire ne me joue pas des tours. Et elles ont passé toute leur vie ensemble dans cette demeure. Je n’ai pas spécifiquement pensé à Proust mais comme aujourd’hui on change souvent de lieu de vie et on voyage beaucoup, cette attache au lieu peut le rappeler. En grandissant, j’ai beaucoup pensé à la vie de ces femmes, au souvenir laissé à la mort dans cette maison par ma grand-mère et je me demande comment ces personnes vivent avec l’absence ou le départ de l’autre dans une autre dimension. Cette maison traduit une grande mémoire, grâce à ce qu’il y a sur les murs notamment, et c’est ce que je recrée. La question qui se pose est comment vivre tous les jours, tout le temps avec ces objets dans ce même endroit. J’étais curieux de comprendre comment ma grand-mère et Beatriz ont pu rester, et c’était triste pour moi de me rendre compte qu’elles ne pouvaient plus vivre ensemble au bout d’un moment. L’enjeu était d’exprimer cette relation dans sa complexité.

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Le paradoxe est qu’elles ne sont jamais sorties de cette maison, mais en un sens elles voyagent intérieurement en remontant le temps alors qu’elles sont âgées. C’est leur manière de traverser l’espace et les dimensions avec un autre regard, qui se rapproche de celui de l’enfance avec une caméra proche du sol.

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Cette vision à un niveau bas est liée à mes premiers souvenirs dans cette maison. En étant petit, tout y paraît mystérieux, les plafonds sont très hauts, on entend le bois craquer d’une pièce à l’autre. C’est assez effrayant. Et quand ma grand-mère et Beatriz ont vieilli, elles ne sortaient plus de la maison car cela leur prenait trop de temps de marcher et de revenir. Mais il y avait beaucoup de tendresse. Ma grand-mère ne se plaignait jamais, elle adorait être là. Elle cherchait le calme et après la mort de mon grand-père et le départ de Beatriz, elle était toujours et enfin vraiment là, comme si c’était la première fois qu’elle était dans la maison. C’est une drôle de contradiction mais qui vient sûrement du fait qu’elle n’a pas pu s’exprimer librement dans cette maison pendant longtemps. J’ai trouvé ça attendrissant chez elle, et j’avais envie que le public voie ça. Et dans le même temps, elle restait curieuse pour des petites choses, des détails. Au moindre changement, même minime, dans une maison où l’on vit depuis toujours, on le remarque et on est perturbé. Parfois, je passais de longs moments avec elle à juste être assis dans le salon, en silence. Je me demandais à quoi elle pensait mais sans jamais oser l’interroger par peur de l’envahir. Pour moi, elle vivait sa vie de la meilleure manière possible pour elle. Donc tout cela remonte à l’enfance, quand j’étais là.

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Vous lui offrez un apaisement, notamment avec le dernier plan où elle paraît enfin se reposer, face à l’anxiété suite à une vie d’oppression.

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Après le départ de Beatriz, la maison était tendue car ma grand-mère devait se sentir coupable de cette situation tout en souhaitant avoir du temps pour elle. Ce devait être dur.
Quand j’étais là, elle me disait souvent de faire la sieste, de me reposer. Je me rappelle qu’une fois elle a essayé de m’empêcher d’aller à Lisbonne car c’était trop loin, ça prenait trop de temps pour y aller. J’étais anxieux à l’époque et elle me donnait des moments de soulagement, une certaine liberté à prendre mon temps, à sentir le temps passer sans me sentir pressé. J’ai beaucoup appris avec elle et je pense avoir gardé d’elle ce sens du temps, que j’ai ici envie de retranscrire, de partager.

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D’autres sorties récentes entrent en écho avec “À la lueur de la chandelle” en prenant la maison comme axe de réflexion et de jeu avec le temps : “Presence” de Steven Soderbergh et surtout, bien qu’il soit assez différent de votre film à bien des égards, “Here” de Robert Zemeckis…

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J’ai vu un texte mentionner le Zemeckis à propos de mon film ce matin. Je ne sais pas s’il est sorti au Portugal. Zemeckis, du moins pour ce que j’ai vu de son œuvre, pense beaucoup au temps et à comment les choses évoluent. J’ai grandi avec la trilogie Retour vers le futur, et c’est un cinéaste que j’aime beaucoup. Je revois encore ces films. Ce sont des divertissements très réussis et qui m’ont marqué par leur rapport au passé et au futur. Je me rappelle qu’à l’époque nous parlions beaucoup du moment où l’on découvrirait comment jouer avec le temps de la sorte.

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“Here” devrait vous intéresser alors. On suit l’évolution de l’humanité sur des centaines de millions d’années depuis un seul angle de caméra où va s’ériger une maison et les changements de temporalités se font au gré de détails mis en avant dans le cadre. Votre film est beaucoup plus radical par son rythme mais les deux se rejoignent dans l’idée de proposer une expérience du temps par des petites choses.

Photo de André Gil Mata

Quand je vais au cinéma ou que je regarde des films aujourd’hui, j’ai parfois l’impression qu’il est surtout question que le public comprenne trop bien au point de ne pas le considérer comme humain. Chacun a sa mémoire, son opinion : si vous parlez avec des amis après une séance, chacun aura vécu une expérience singulière. Ce n’est pas que le film est différent mais on développe tous une relation particulière avec. Et c’est incroyable cette possibilité, on peut se créer des rêves, des souvenirs. Et parfois aujourd’hui, j’ai l’impression que regarder un film revient à être à l’école et apprendre à écrire. On nous explique chaque élément alors que ce n’est pas nécessaire. Il faut respecter le public sans avoir à lui dire ce qu’est l’amour, la tendresse, sinon on lui parasite le ressenti de ces émotions et la création de souvenirs autour de ces émotions. Je pense qu’il faut apprendre, au cinéma, à être moins rationnel que nous ne le sommes dans la vie.

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Cela peut aussi rejoindre l’éternel débat sur l’ennui au cinéma, souvent invoqué pour critiquer ou rejeter un film.

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C’est un sujet qui revient avec mes amis qui se demandent toujours comment je peux m’endormir devant les films de Tarkovski, que j’aime beaucoup par ailleurs. Et je leur explique que je peux revoir le film au cas où j’ai raté quelque chose et surtout, en sortant de la salle, je me sens apaisé et j’ai l’impression de pouvoir mieux vivre ma vie. Par exemple, j’ai dû m’y prendre à vingt reprises environ pour aller au bout de Nostalghia (Andreï Tarkovski, 1983), dont de nombreuses pour passer la deuxième séquence. Je m’en sens si près pourtant.
Évidemment, c’est plus facile de s’endormir devant certains films que, disons, devant Terminator. Un jour, j’étais à une discussion avec Apichatpong Weerasethakul qui m’a fait me sentir moins seul par rapport à tout cela. Il me comprenait et disait – j’espère ne pas avoir mal compris – que quand il regarde un film, il a l’impression d’être avec une autre personne. Et s’il arrive à s’endormir, c’est qu’il a confiance en le film, son réalisateur, l’entité qu’il crée face à lui. C’est une belle manière de voir les choses : s’endormir devant un film, c’est la plus belle preuve de confiance que l’on puisse donner.

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Cela me fait penser à cette séquence de “Memoria” où un plan fixe dure très longtemps et montre Tilda Swinton allongée dans l’herbe. Cela peut être compliqué à appréhender mais il y a aussi une force poétique et métaphysique très intéressante qui s’y trouve.

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C’est très intéressant, surtout dans un monde où l’on doit courir partout, en permanence, on doit donner notre temps et toujours réfléchir à nos disponibilités ou possibilités. Ce film est une invitation vers une direction passionnante. Aller au cinéma, c’est se retrouver avec soi-même mais avec d’autres personnes autour donc c’est moins effrayant. On confond trop souvent la prétention avec la peur de l’intériorité, car cela peut être dur. On peut aussi refuser de sortir anxieux d’une séance. Parfois, je sors du cinéma avec le sentiment d’être dans une boîte. Le cinéma peut être dur, violent par les questions qu’il pose, les sentiments qu’il provoque, et c’est important.

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Propos recueillis par Elie Bartin à Paris, le 10 avril 2025.