Critique de la série The Kingdom Exodus

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Par Super Seven

le 09/04/2023

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De diaboli corporis fabrica

On aurait juré, à la sortie du génial The House that Jack built en 2018, que la carrière de Lars von Trier prenait un tournant crépusculaire. Ce dernier acte de filmographie, initié avec Antichrist, suivi de Melancholia, Nymphomaniac et ledit Jack semble en effet porter à la fois la somme des obsessions répétées depuis Element of crime mais aussi un lot de caractères propres: un procédé qui s’épanche à la première personne – en réponse directe aux épisodes de santé mentale de l’artiste –, des envolées mystiques et romantiques, au sens historique du terme, qui haltent ponctuellement sa gestuelle ultraréaliste vers des tableaux mythologiques à l’esthétisation criante. En point d’orgue, un dernier opus narquois sur la descente aux enfers littérale d’un artiste raté qui, prenant pour mode opératoire le meurtre en série et la torture, est toujours rattrapé par le ridicule jusqu’à finir damné (dans l’enfer de Dante), et sombrer dans l’oubli. Difficile d’y voir autre chose qu’une ironisation du cinéaste sur sa propre vanité et l’exécution sadique de ses desseins artistiques. Un film en vase clos, s’auto-autopsiant à mesure qu’il se déroule, déconstruisant son propre statut par le dialogue continu, en son sein, du noble et de l’ignoble.

Voilà un étrange précédent à The Kingdom : exodus, probablement l’œuvre ultime du danois. Cette série en cinq épisodes est en fait la troisième saison d’un programme datant de 1994 et 1997 (l’époque d’Europa et Breaking the waves, première phase de la success story von Trier). Face à ces deux films au sérieux impassible, aux grands enjeux de reconnaissance internationale, on sent tout le potentiel récréatif du format sériel où il peut expérimenter et inaugurer le style « caméra portée tremblante + jump cut » qui deviendra sa marque absolue. Surtout, on peut le voir s’amuser d’un humour absurde, de tonalités et de personnages multiples, tout en continuant les incursions surréalistes et païennes de ses débuts, qui ne reprendront que dans les années 2010. L’hôpital et ses fantômes reprend le genre de la sitcom pour mettre en scène une galerie de personnages excentriques, patients comme soignants, dans l’unité neuropsychiatrique du décor quasi-carcéral qu’est le Rigshospitalet de Copenhague, ainsi que des événements paranormaux qui, à la marge, révèlent un grand bestiaire d’esprits qui hantent également les lieux.

Le format, von Trier le doit à une référence assumée et revendiquée : Twin Peaks, qui quelques années plus tôt ouvrait toutes les portes de la série d’auteur. Installation d’une communauté de caractères dans son quotidien, cohabitation de tons et de régimes de réalité multiples au gré des différents arcs, laboratoire de visions surnaturelles, tout y est.
Bien sûr, la patte von Trier appliquée change drastiquement le goût de la recette, mais ce grand bordel absurde dénote, dans son atomicité narrative notamment, avec une œuvre qui s’accroche souvent à une figure magnifique, souvent tragique, comme pilier centrale de l’expérience humaine. Une réelle curiosité au sein de sa filmographie qui, au contraire de Twin Peaks pour Lynch, ne semble pas marquer un tournant décisif pour la suite des événements.

À quoi rime alors cette troisième saison qui, comme The Return, intervient 25 ans après l’originale ? Von Trier s’amuse d’emblée du potentiel méta-nostalgique que peut revêtir un tel projet. Exodus s’ouvre sur un personnage regardant le dernier épisode de la saison précédente, qui se finissait des plus abruptement. Cette nouvelle venue, une vieille femme nommée Karen, se rend alors d’elle-même au Rigshospitalet. Au moment où elle en passe la porte, le ratio de cadre comme la colorimétrie se remettent au standard jaunâtre et claustrophobe qui faisait l’ADN de la série. Ce personnage de patiente superstitieuse et hypocondriaque fonctionne d’ailleurs d’office comme un ersatz direct de Mme Drusse, personnage principal de celle-ci – interprété par Kirsten Rolffes, décédée en 2000 – à travers laquelle on découvrait le petit monde de l’hôpital. De même pour le gauche acolyte Bulder / Balder, le médecin suédois Stig Helmer / Stig Helmer Jr., le chef de service Moesgaard / Pontopidan, chaque personnage dont le comédien est décédé est remplacé par un équivalent, non sans humour. On semble malgré tout se situer dans une diégèse analogue, si ce n’est commune aux autres saisons, puisque certains personnages reviennent inchangés (Mogge, Judith, Hook) revêtir la même fonction – ou presque – que dans les 90’s.

D’ailleurs, Exodus semble très vite enterrer l’intérêt d’un dispositif méta trop engoncé, s’affairant avant tout de retrouver studieusement le ton caustique de ses prédécesseurs, la science d’un montage désarticulé entre des trames sans rapport, le même rapport, à la fois naïf et inquiétant, au surnaturel. Là où l’on pouvait s’attendre à un commentaire qui transcenderait l’œuvre originale (voire l’enverrait bouler avec la nonchalance légendaire de l’auteur), von Trier semble surtout s’appliquer à en dessiner les plus fidèles continuités.

Décevant et attendu ? Pas le moins du monde. En effet, sur la base d’une série annulée comme un cheveu sur la soupe, von Trier trouve matière à exploiter toutes les promesses inabouties de la saison 2, dans un univers déjà si anarchique qu’il est en lui-même terreau de toutes les potentialités.
Le grand sujet reste le même : la fabrique du corps et de l’esprit humains qui, dans l’institution scientifique moderne, se trouve traversée par le paranormal et le spirituel. Et à défaut d’une subversion du projet au global, Exodus se ressaisit desdits principes pour explorer, à l’échelle de la séquence, sur un agenda ponctuel, les nouveaux recoins que ce Royaume peut offrir. Le fourmillement chaotique de visions marquantes, c’est paradoxalement ce qui fait de cette saison la plus complète et cohérente des trois. Parmi elle, une scène d’opération neurochirurgicale sur Karen, aboutissant à une projection astrale, se trouve résumer très simplement la grande ambition esthétique de The Kingdom. Von Trier réunit, dans un même mouvement, la matérialité, l’observation du geste médical apposé sur la « chair de l’esprit », puis la figuration onirique d’une expérience transcendantale.
Alors que nos personnages ne s’étaient jamais aventurés dans la dimension parallèle de l’hôpital, le « marais des blanchisseurs » où semblent circuler les fantômes (d’aucun dirait la red room sauce von Trier), voilà qu’on s’y aventure pour une poignée d’instants tarkovskiens, où le réalisateur peut laisser cours à ses récentes obsessions pictorialistes. C’est aussi l’occasion de retrouver le fidèle Udo Kier, qui incarnait la sensation body horror de la saison précédente, mais désormais transformé en divinité, moteur poétique autonome qui se noie dans ses propres larmes en reposant dans cet espace de purgatoire magnifique.
De même, le motif satanique comme principal antagoniste, laissé en cliffhanger à la fin de la saison 2, revient amplifié, alors que von Trier est, entre temps, passé par le mysticisme crypto-kistch d’Antichrist qu’il autocite ici en faisant incarner le bras droit de Satan, Grand-Duc, par nul autre que Willem Dafoe.

Tout cela culmine d’ailleurs dans le dernier épisode, sobrement intitulé Exodus, au cours duquel Karen et Bulder tentent d’exorciser les mauvais esprits de l’hôpital, et le fameux Grand-Duc de faire régner le chaos. En résulte une suite de visions cauchemardesques et ésotériques où se déploie enfin, dans toute sa splendeur, toute la trajectoire stylistique qui a été celle de l’auteur entre 1997 et 2022. Deux séquences clés de l’épisode s’adonnent à la saillie esthétisante en référençant les deux passages musicaux les plus importants de sa filmographie. La mort d’Udo Kier / Lillebror dans le marais advient sur l’ouverture de Tristan und Isolde de Wagner, dont la puissance romantique faisait déjà résonner la prophétie apocalyptique de Melancholia. Plus tard, c’est à l’Orgelblüchlein de Bach de sublimer un moment d’apesanteur généralisée qui touche l’hôpital ; la pièce donnait lieu à une longue dissertation sur ses harmonies dans l’ultime chapitre de Nymphomaniac Vol. 1, avant d’accompagner un hallucinant split-screen érotique. On retrouve ici le cinéaste godardien des dernières années, qui semble attaché à coller, superposer, réarranger ses sources d’obsession artistique entre elles.

Il faut aussi aborder la victoire finale du chaos et des forces occultes, la destruction apocalyptique du « royaume » du Rigshospitalet, petit château de sable dont le créateur assume jusqu’au bout la fonction purement ludique qu’il a pour lui. Poussant au maximum les curseurs grotesques du folklore païen, avant d’intervenir au détour d’un caméo pas piqué des hannetons – dans le rôle de Satan lui-même, dandy au pull angora rouge pétant –, lui qui s’amusait face caméra, dans chaque générique des deux premières saisons, des les fils de narration qu’il manipulait.

La clôture – probable – d’une des plus grandes filmographies de son époque trouve donc une teneur étonnamment festive, et sonne comme la tentation de parachever une fougueuse œuvre de jeunesse, de la part d’un artiste qui n’en aurait rien perdu au cours du temps, au contraire.


Victor Lepesant


Les 3 saisons sont disponibles sur Canal + sous le nom 'L'hôpital et ses fantômes' depuis le 7 avril 2023.

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