Critique du film La Zone d'Intérêt

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Par Super Seven

le 01/02/2024

SuperSeven :


THE ZONE OF INTEREST : Liminalité du mal

Immédiatement porté aux nues et primé lors de son passage à Cannes, le nouveau film de Jonathan Glazer s’impose aussi comme un petit événement critique. Car bien sûr, reconstituer les camps d’extermination, c’est se heurter à l’histoire d’une pratique qui aurait trouvé sa vocation morale en se heurtant sur les récits des atrocités du XXème siècle, et dont les émanations se réduisent à des statuts de mythes et contre-mythes ; aujourd’hui, bien rares sont ceux qui ont fait l’effort de voir Kapo, ne serait-ce que pour mieux lire De l’abjection, dont il ne reste alors que des concepts flottants disséminés hors du film. N’allons pas pour autant reprocher à un cas d’école d’aider à penser large, et en l’occurrence une œuvre qui de toute évidence n’a pas été commise dans l’ignorance totale de l’histoire intellectuelle qu’on lui placardera. De même pour la « banalité du mal », autre rengaine journalistique accolé à La Zone depuis ses débuts : la citation est aussi tentante qu’entendable puisque, de fait, il y sera question d’une fonctionnalisation du travail génocidaire à plusieurs occurrences. Or, de toute évidence, le cinéaste y invente à la fois un système de captation et un système de montage, que chacun pourra donc synthétiser (au crédit ou au discrédit du film) comme une nouvelle recette, une nouvelle tactique. Et Glazer d’être inscrit dans la longue lignée des pudeurs et des impudeurs historiques – par l’amalgame, donc, des préceptes de Rivette à l’analyse de Arendt, si possible dans leur forme la plus vague – tout en s’abstenant radicalement de penser à l’intérieur du film. Or, le piège le plus épineux est déjà tendu par le titre de l’œuvre. La zone d’intérêt est-elle bien celle que l’on croit ? Difficile ne pas prendre ce curieux groupe nominal dans son interprétation la plus cinématographique : la zone du cadre qui délimiterait le champ (la maison coquette de la famille du commandant d’Auschwitz Rudolf Höss) du hors-champ (le camp lui-même) ; et voilà qui lui ferait adhérer, à son insu, au plus hasardeux des préceptes d’une dialectique de l’image : montrer moins, ce serait montrer plus, tout comme rester à l’extérieur du camp reviendrait à tout en raconter, et avec un gage de dignité supplémentaire.

Si La Zone d’intérêt se résumait à cela, il y aurait sans doute peu de bien à en dire. Or, par de là tout plaisir à « penser contre », voilà justement une œuvre qui demande à se défaire d’instincts et de catégories analytiques préfabriquées, de circonscriptions conceptuelles qui déplacent la pensée de l’objet lui-même. Et pour cause, Glazer produit un mode de filmage fondamentalement inédit, non pas une « méthode-pour » mais une forme à part entière qui mérite description pour elle-même, par-delà son sujet, et surtout avant de faire passer le film au tribunal des didactismes. On n’avait jamais vu des corps habiter des plans de la sorte : voilà déjà une source d’intérêt.

C’est un travail initié par le cinéaste dans la structure signalétique élémentaire du récit. On commence par lentement découvrir ledit mode de filmage au cours du premier quart d’heure, avant que le programme se déroule
La zone d’intérêt c’est une série de plans larges, fixes, ou très ponctuellement articulés en travelling latéraux rectilignes. Dans chaque pièce, un nombre d’axes anormalement important qui se croisent à cette même valeur. Ceux-ci se raccordent avec autant d’étrange familiarité que les séquences sont tournées à plusieurs caméras ; elles n’ont pas besoin des jointures du montage classique pour s’agencer – et donc de recourir au temps d’un regard ou à la marque d'un mouvement pour faire office de virgules. En des termes plus simples, un régime de vidéosurveillance panoptique, par lequel on peut suivre, de pièce en pièce et donc de plan en plan, les déambulations des membres de la famille. La parole est mixée en confusion avec l’ambiance, sur le même plan, en tant que bruit inséparable des autres bruits. Des caméras multiples posées arbitrairement, qui peuvent se régir arbitrairement, captent la scène à 360°, tandis que son parallèle sonore tient de l’arbitraire du volume des choses.

On pourrait décomposer les pistes qu’offre ce dispositif en trois grands régimes :

- La première serait effectivement morale puisqu’il s’agirait de reconstruire pour les geôliers les conditions de la captivité. Il est bien moins question de pudeur vis-à-vis des victimes que d’impudeur vis-à-vis des bourreaux, dont on observe les faits et gestes quotidiens derrière un écran qui a tout d’une vitre sans tain. C’est d’ailleurs par cette fascination pour la détention par l’acte de filmer qu’on pourrait rapprocher Glazer de Haneke (celui de Caché plus que du Ruban blanc). Or le geste de création, puis d’expérience collective de La Zone ne tient pas essentiellement de la seule entreprise punitive.

- Si on le prend à l’effet, le geste produit une instinctive impression de vérité, tenant autant de la matérialité d’un décor reconstitué à 360° que d’acteurs qui ne semblent plus bridés par le cadre, mais libres d’arpenter un plateau sans angle morts, libres de s’y placer comme la texture du réel les invite à le faire. Voilà une trouvaille inédite pour enregistrer les corps, saisir les lieux, d’où l’impasse de qualifier un tel film d’« immersif » comme on le ferait d’une attraction, le spectateur est placé « devant » bien plus qu’il n’est posté « dans ». Encore faut-il entendre que l’expérience des sens se décline en trois dimensions, soit une de plus que l’écran de cinéma – en profond réaliste, Glazer spatialise et angle contre cette limite.

- En effet, cette fixation de caméras « cachées » opère purement dans la forme d’un protocole d’observation, d’une froideur scientifique ; non pas comme une expérience en tant que telle mais comme la valorisation d’une dissection historienne, méthodique des modes de vie et des mentalités.

Pour cause, Glazer simule les conditions d’une mise en scène qui déchoit idéalement le plan de toute affectation discursive. La rigoureuse liste des procédés, citée plus tôt, est surtout notable en cela qu’elle proscrit le panoramique, à savoir par essence la réplique d’un regard humain sur ce qu’il suit. Les cadres sont posés là, dans l’angle d’une pièce pour la saisir largement et non pour produire des signes. Glazer ne découpe vraiment qu’au montage (qui suivre ? quelle pièce montrer ?) c’est-à-dire a posteriori de la captation, de la production de la source – et c’est peut-être la première qualité d’un cinéma qui problématise bien plus qu’il ne dicte. La problématique, elle, s’invite immédiatement après ces quinze minutes d’esquisse du foyer verdoyant comme une machine quotidienne ; très vite, la famille se trouve assaillie des signes, qui émanent de leurs plus proches voisins – des cendres que l’on respire, des ossements trouvés dans la rivière, des sons diffus dans l’arrière-plan, tous ignorés. Voilà une confrontation matérielle bien loin de l’abstraction technocrate qui caractérisait Eichmann et faisait figure d’explication chez Arendt. L’existence d’habitations à l’orée de camps d’extermination rappelle plutôt à une question élémentaire de l’anthropologie : comment vivre à proximité des cadavres ? Plus précisément ici : comment un petit groupe peut-il organiser sa vie en cohabitation physique avec les cadavres qu’il produit ? L’imperméabilité des personnages, ce déni des signes de la mort ne sont en rien banals, et tout l’édifice de Glazer se construit sur ce paradoxe historique, aussi concret qu’il peut paraître incongru. À chaque fois qu’un plan accole le mode de vie bucolique et insouciant de la famille à la flagrance du génocide qui se produit à quelques mètres, il faut y voir un étonnement (c’est-à-dire l’étincelle du procédé scientifique) plus qu’un discours. Lorsque Hoss (interprété par Christian Friedel) annonce à son épouse (Sandra Hüller) qu’il est muté à Oranienbourg, celle-ci traverse son jardin pour le convaincre de rester vivre malgré tout dans ce cadre idyllique. Ce déplacement occasionne un plan où Huller marche latéralement devant le mur qui la sépare du camp, surplombée par les baraquements ; un plan qui serait lourdement signifiant s’il ne s’inscrivait pas dans une telle modalité de captation. Car c’est ici une simple question d’agencement géographique : son personnage (comme la vraie Hedwig Höss avant elle) doit passer devant ce mur pour passer du jardin à la rivière, or l’action existe indépendamment du mur dans un pur état de fait. Et Glazer sous-entend toujours que c’est la logistique du réel qui, trivialement, lui fait faire ce plan, plus que la volonté d’y infuser un commentaire, d’y dire quelque chose. Sans doute n’est-il pas inconscient de ce qu’une image peut insinuer si on la prend selon un code d’analyse classique ; libre à nous d’y accoler un vouloir dire. Affairons-nous surtout à reconnaître l’absolue radicalité d’une image qui rejette son statut de composition et l’absolue pertinence intellectuelle qu’il y a à historiciser le cinéma par ce biais. Car si l’on en revient au plan : nous voilà à portée d’étonnement face à l’anomalie psychique qu’il y a à trépigner pour rester vivre face à ce mur, aussi endoctriné et fonctionnalisé soit-on. C’est bien dans cette anomalie, et non dans son hors-champ, que se loge le cœur film. Ni Glazer ni Martin Amis (l’auteur du roman d’origine) ne sont à l’origine de cette locution-titre : « la zone d’intérêt » (das Interessengebiet) est avant tout le terme qu’utilisait la gouvernance nazie pour nommer les camps, vocabulaire qui renseigne moins sur ce qu’il désigne que sur l’univers mental et lexical du groupe social qui l’employait. Voilà la parfaite synthèse du projet esthétique que porte l’œuvre éponyme.

Mais ces psychismes, encore faut-il y entrer. Car en réaliste, Glazer sait qu’il n’existe pas de discontinuité en soi entre les physicalités et les mentalités, et que le matériel habite la même dimension que le symbole. Le motif floral, par exemple, est une dissonante insistance symbolique, et les fleurs du jardin habitent des inserts transgressifs pour un film d’ensembles. Peut-être est-ce d’abord la métonymie du mode de vie ironiquement coquet de nos personnages. Sans doute la plante est-elle effectivement un appel en négatif à l’hors-champ du camp, que l’on conçoit en paysage aride et défriché. Surtout, le visage de l’abstraction elle-même, se manifestant ainsi précisément parce que la fleur n’est pas l’objet d’un symbole, mais le lieu d’une grammaire symbolique toute entière – c’est le symbole du symbole. Lors d’un insert, au tiers du film, le rouge des pétales envahit l’écran, qui fond vers le monochrome, mûrissement ou variation d’un état d’abstraction à un autre, et qui anticipe un passage de l’autre côté du mur, le temps de deux séquences, égarées dans la longueur du film. On y retrouve des fleurs, mais sous leur forme ultérieure, des fruits qu’une petite fille dispose sur les talus pour qu’ils soient trouvés par les déportés. Cette subtile correspondance trace une communication organique entre deux espaces abstraits l’un à l’autre (la maison et le camp) et pourtant physiquement si indissociables que les éléments (ceux de la terre, en l’occurrence) y circulent. Et à mesure que les personnages se refusent à leurs perceptions, ils abstraient leur corps à leur conscience, autant que le mur sépare deux ordres physiques. Par ailleurs, l’usage très remarqué d’un noir et blanc négatif n’a, là non plus, rien à voir avec une distance morale qu’il s’agirait d’adopter vis-à-vis du lieu, mais bel et bien du rapport cognitif que nos personnages entretiennent avec cette image : c’est un perçu impensé, in-conscientisé, la tâche aveugle de leur vécu sensoriel. Les deux séquences interviennent d’ailleurs quand Höss, à l’heure du coucher, lit un conte de fée à son fils, en montage parallèle, comme les images du refoulé se nourrissent des images de l’éveil par intermittence lors de la phase paradoxale de l’endormissement. Cette petite fille de conte entre dans le rêve et y sème des pommes pour frayer sa trace dans l’Inconscient, comme Poucet sème des cailloux pour retrouver son chemin.

Et plus nos personnages maintiennent un système d’absorption sourde, plus leur espace de vie prend la forme de cet endroit paradoxal. Des décors dissociés, liminaux : des longs couloirs souterrains qu’arpente Höss pour cacher son adultère aux galeries d’escaliers kafkaïennes qui creusent les bâtiments administratifs d’Oranienbourg, tout renvoie à la dissolution d’un rapport physique à l’environnement que l’on arpente. L’organique, le physis absentisé revient au galop par une réaction somatique – soit l’esprit qui rattrape le corps – le commandant est pris d’une nausée lors de la séquence finale, un mal qu’il ne peut pas vomir, séquence immédiatement pénétrée de plans documentaires sur le mémorial d’Auschwitz, captés non pas dans leur modalité touristique, mais au moment du ménage.

Le geste est à comprendre dans son ambiguïté, éventuellement une participation formelle au geste mémoriel, qui placerait le génocidaire face à l’histoire, légitimement englobée par la muséographie – une fin présentiste au sens de François Hartog. Si l’on revient, à nouveau, au fondement même du procédé, soulignons surtout son axiome premier, à savoir une continuité directe entre sa matière fictionnelle et sa matière documentaire, l’une et l’autre tendant vers une substance commune et raccordable. Cette compatibilité méthodologique serait alors à intégrer au marquage scientifique du travail de Glazer, la rigueur d’aller chercher les sources là où elles se trouvent. Impossible pour autant de faire abstraction des vitrines qui enferment les vestiges, leur surcadrage et surtout, leur nettoyage simultané à notre regard. Dans la maison, le plan était est également traversé par les bonnes, en même temps qu’il est traversé par leurs employeurs. Elles sont des agentes essentielles d’aseptisation d’un univers esthétique, et il en va de même pour le geste auquel on assiste, constitutif à la muséification. À un procédé qui vitrifie la matière du monde et l’y extrait, fige pour sanctuariser, Glazer propose un contre-modèle : celui d’adopter la source pour en faire du montage, et donc essentiellement d’en faire de l’Histoire.

Lorsque Rossellini révélait, par la méthode, combien le cinéma peut enregistrer la chair des choses, il l’employait en premier lieu pour ausculter l’horreur historique la plus évidente, à savoir précisément ce que le quotidien résiste à expliquer. Il en va précisément de même pour Glazer et pour l’auteur de Rome ville ouverte – La Zone d’intérêt donne à voir et à entendre l’opération de la barbarie en récoltant, et en faisant s’accorder entre eux, les angles et les degrés de (re)construction. Voilà qui détermine la vocation d’une captation : il s’agit de rejouer les traces du réel, d’en reformuler les contours, d’en augmenter la perspective en cela qu’elles s’intègrent à un procédé fictionnel – un récit, non pas pour prêcher le vrai, mais pour tâtonner, au fond du noir du temps.


Victor Lepesant

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