Critique du film Welfare

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Par Super Seven

le 05/07/2023

SuperSeven :

Welfare, récit kafkaïen d’expériences vécues

La ressortie de Welfare de Frederick Wiseman, originellement sorti en 1975, est un avant-goût du projet d’ampleur auquel se consacre le cinéaste en ce moment même, restaurer l’intégralité de ses films d’ici l’été 2024. Si Welfare est le premier à reparaître en France, au-delà de la persistance de l’actualité de son sujet – la chronique d’un service d’aide sociale débordé et peu financé aux Etats-Unis –, c’est parce qu’il fait l’objet d’une adaptation au théâtre par Julie Deliquet pour le Festival d’Avignon, qui débute également le 5 juillet.

Par un sens de l’immersion qu’il a presque inventé, le cinéaste parvient à saisir à la fois l’essence de la bureaucratie et toute une série de portraits de marginaux qui hantent ces bureaux dans l’espoir de re-partir enfin avec un chèque-repas ou un chèque-logement. Pour ainsi dire, Wiseman réalise un film situé entre la littérature de Kafka et de Tolstoï (pour lequel son intérêt n’est plus à prouver après Un Couple, sorti en 2022, une adaptation des mémoires de son épouse), c’est-à-dire entre un sentiment d’absurdité et d’injustice criante. Welfare, c’est un parcours toujours recommencé que le réalisateur parvient à nous faire sentir sans pourtant jamais quitter les lieux, un aller-retour entre différents services qui se renvoient toujours la balle, sauf qu’ici la balle ce sont des hommes et des femmes, affamés, mal-logés, délogés, fatigués, qui semblent toujours devoir faire montre un peu plus de leur désespoir pour obtenir quelques dollars. C’est la bureaucratie par excellence qui vous envoie à un endroit dans lequel on vous apprendra qu’il faut retourner d’où vous venez, d’où l’on vous dira qu’il faut à nouveau aller dans tel service, et ainsi de suite. Chemin sans fin balisé par le recueillement de la parole des uns et des autres, révélant le talent de Wiseman, cinéaste du direct, ce qui signifie un cinéaste d’abord à l’écoute d’autrui avant de s’arrêter sur une apparence.

Le documentaire évolue ainsi de sorte à confondre les rôles, c’est-à-dire que ceux qui y travaillent semblent aussi marginalisés, certains sont victimes de racisme – dans l’une des scènes, un usager n’en finit pas d’insulter un policier parce qu’il est noir et que tous les maux de la société seraient donc dû à sa couleur de peau –, d’autres sont contraints de vivre hors de New York où se situe leur bureau, sont sous-payés, etc. Une main invisible, hasardeuse, semble ainsi régir l’institution et les différentes interactions humaines tant tout devient de plus en plus absurde. Un ancien professeur de faculté, tombé dans la pauvreté après avoir été atteint d’une maladie, finit même par citer En attendant Godot de Beckett qui résonne très justement avec les nombreuses images de personnes dans des salles d’attente, errant dans les couloirs dans l’espoir de ce qui n’arrivera jamais, la reconnaissance de la dignité et de la valeur de leur être. Le tout filmé en noir et blanc, sûrement pour des raisons de budgets, mais qui, pourtant, ne pourrait être autrement tant cela participe à la grisâtre et à la dépersonnalisation du monde qui nous est présenté, chacun déambulant dans le semblable et le monotone.

Tolstoï nous prévenait presque cent ans avant Wiseman : « Si je veux aider les pauvres, c’est-à-dire agir de telle sorte qu’ils ne soient pas dans la misère, je ne dois pas être la cause de leur pauvreté. Or, je donne, par pure fantaisie, aux pauvres qui se sont égarés sur le chemin, un, dix, cent roubles, mais en même temps je ruine ceux qui ne se sont pas encore perdus, je les plonge dans le malheur et la débauche. ». Welfare parle bien de cela, de pensions accordées à celui qui a fait suffisamment de va-et-vient jusqu’à ce que plus personne ne comprenne encore ce qu’il fait là.

Au bout des presque trois heures, le spectateur ne peut qu’être également éprouvé par cet éternel re-commencement, que la vie s’achève bien de réitérer inlassablement sous couvert de progrès ; les services sociaux semblent toujours en être au même point, de plus en plus sous-financés, toujours aussi peu lisibles et un peu plus impersonnels puisque davantage virtuels. Welfare a tout pour faire prendre conscience, une bonne fois pour toute, qu’exister devrait être la seule condition pour mériter d’être traité décemment puisque « dès que des pressions s’exercent sous une autre forme quelconque, l’argent perd immédiatement pour celui qui le détient son caractère de résultat du travail et représente le droit basé sur le force ».


Léa Robinet

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