Critique du film Variety

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Par Super Seven

le 10/08/2022

SuperSeven :


Une femme devient ouvreuse d’un cinéma pornographique, le Variety sur Times Square, et c’est là que tout commence. En effet, Bette Gordon tient là une judicieuse – et perverse (dans le meilleur sens du terme) – idée : celle de renverser un système par l’intérieur. Difficile de nier que l’industrie du X est particulièrement phallocentrique, or là réside précisément l’émancipation féminine de Variety. Trente-neuf ans avant l’assez médiocre Pleasure qui veut marquer une telle bascule en infiltrant le milieu en question, Gordon, elle, préfère jouer du hors champ pour stimuler l’imaginaire, et replacer la femme comme seule vraie narratrice. Variety est dès lors une œuvre plurielle : à la fois galerie de Nan Goldin, compilation audio de films pornographiques entendus en off, et enfin l’enquête et les monologues de Christine – qui renvoient directement au point de vue de la réalisatrice.

Dès son introduction, sous forme de publicité pop pour maillot de bain, suivie d’un long échange en plan séquence avec Nan Goldin elle-même, Christine – ou plutôt Chrissie, comme l’appellent ses amis – nous fait tourner la tête. Insaisissable par un habile jeu de reflets, anticipant déjà la personnalité mystérieuse sommeillant en elle, elle nous envoûte par son air de petite bourgeoise à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession. C’est à la suite de cette conversation que Goldin lui soumet l’idée de travailler au Variety en pensant que c’est un travail qui ne lui siérait pas. Bien plus qu’un coup de piston, il s’agit là d’une véritable invitation de l’artiste-photographe à investir son œuvre, qui se ressent dès la coupe qui suit avec l’entrée du cinéma, ses néons, son artificialité poisseuse : le début du portrait d’une certaine vie new-yorkaise démarre. Cette première projection au sein du film marque le début de celui-ci. Ainsi, Gordon parvient dans la foulée, en un seul plan (sublime !), à nous faire saisir toute l’ambivalence de Chrissie, la nécessité de sa trajectoire. Vendant des tickets dans une petite cabine, symbole d’étouffement au profit des hommes venant se délecter – José (joliment incarné par l’impayable Luis Guzman), son collègue, s’interroge d’ailleurs sur la possibilité de travailler comme cela en la remplaçant quelques secondes –, le reflet d’une affiche vient s’imprimer sur son corps révélant un titre sur le désir féminin, comme une note d’intention.

C’est là, l’un des enjeux premiers de Bette Gordon, révéler par le cinéma – et donc ce film – les fantasmes d’une jeune femme dans un monde où elle est justement censée être l’objet de ceux des hommes – id est légitimer sa place en tant que femme artiste. Un fantasme qui s’exprime dans une enquête créée de toute pièce par Chrissie, qui voit en Louie, un client régulier qui devient proche d’elle, un potentiel malfrat. La place accordée à l’image est ici cruciale – et les écrans partout (pare-brises, miroirs, vitres) –, et joue d’un paradoxe amusant quant au personnage principal. Elle, auteure en herbe, ne rédige jamais mais (se) raconte des histoires tandis que Gordon, par l’image, en écrit une autre. Ce langage à double niveau est peut-être ce qui déconcerte le plus, avec un rapport étrange de distance entre le film – son sujet – et nous. Malgré son ambiance onirique, sa musique planante, Bette Gordon nous tient éloignés, refuse de trop nous rapprocher dans un élan de pudeur ; même quand Chrissie se maquille pour – visiblement – vendre son corps, Gordon refuse la sexualisation et opère un recul marquant la solitude de son personnage, rappelant par là-même la Petra Von Kant de Fassbinder. Cette dialectique que l’on retrouve au montage, notamment lors de la scène de méditation durant laquelle s’interposent des plans de Louie serrant étrangement de nombreuses mains, propose une vision intéressante et éminemment pessimiste.

Variety est voyeuriste, c’est-à-dire que Chrissie développe un road-movie obsessionnel purement cinématographique, avec des errances quelque part entre celles de Cléo de 5 à 7, James Stewart dans Vertigo et De Niro dans Taxi Driver, mais Gordon s’obstine à nous tenir à distance. Seules nous sont autorisées les pensées et projections de Christine ; même celles qui nous échappent indirectement, comme ce plan cruel sur le visage de l’héroïne accrochée à une grille, laissant ce qu’elle observe hors de notre portée. C’est d’ailleurs là que se fait le renversement de point de vue : la caméra embrasse pleinement le regard féminin, en faisant des sujets masculins des « proies » à l’imagination débordante d’une femme. Son petit ami est gêné de son travail et des monologues qu’elle lui fait (merveilles d’écriture de Kathy Acker), où elle raconte – réalise, projette – des films X diffusés au Variety, alors que Louie devient la pièce centrale d’une investigation qu’elle a – ou non – créée de toutes pièces pour occuper son quotidien, nourrir son désir, et s’affirmer en tant que femme. L’intérêt n’est plus tant de connaître la vérité vraie, que de se perdre dans celle fantasmée par Christine pour échapper à sa solitude, qui devient la nôtre.

Une fuite au sens littéral, puisque Gordon joue d’une dichotomie entre scènes d’intérieur et d’extérieure. Les premières relèvent de ses journées/soirées de travail, chez elle, ou toute la séquence du motel – toutes sources d’une profonde angoisse. La séquence du répondeur, où surgit le message inquiétant d’un homme la connaissant – relevant peut-être d’une certaine paranoïa de Chrissie –, en est la plus parfaite illustration, le domicile devenant lieu hostile. Les secondes, elles, relèvent de sa filature, de son besoin permanent de mouvement quitte à se mettre en danger. Une appropriation du mouvement sans motif apparent – ce qui en décuple l’intensité et la beauté –, propre du cinéma, qui renvoie directement à cette folle envie de Gordon, son sens instinctif de l’image – mêlant ici séquences contemplatives et d’autres très rythmées –, de nous faire sortir, nous aussi, de nos cages en verre pour observer les déambulations, à l’allure documentaire, d’une femme qui vit comme elle l’entend, tout simplement...


Elie Bartin

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