Critique du film Underground

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Par Super Seven

le 18/02/2024

SuperSeven :


Lorsque sa ville est bombardée par la Wehrmacht, Marko continue de se raser, de lire son journal et de jurer contre l’armée nazie. Cette introduction donne tout de suite le ton de la mise en scène d’Emir Kusturica, dont le contraste entre forme grotesque et fond solennel constitue le cœur d’Underground.

Le bombardement mentionné marque en fait l’invasion de la Yougoslavie par l’armée allemande en avril 1941. Lors de l’occupation qui suit, Marko cache dans son immense cave plusieurs résistants dont son frère, sa femme et son ami Blacky. Trois ans plus tard, après la libération, Marko décide de ne pas libérer la population de l’Underground et leur cache la fin de la guerre. Les habitants de la cave continuent la fabrication d’armes que Marko revend au marché noir, faisant fortune sur le dos de ses prisonniers.

En étendant son récit du début de la seconde guerre mondiale à l’éclatement de la guerre de Bosnie (1992), Kusturica s’attaque au genre risqué de la fresque historique, non sans le didactisme qui l’accompagne traditionnellement, mais avec la volonté de réhabiliter une Histoire inconnue ou méconnue par l’Ouest. L’Underground pourrait ainsi être vu comme une métaphore de la situation politique des yougoslaves, enfermés dans un microcosme coupé du monde (la fameuse République fédérative socialiste, longtemps dirigée par Tito) pendant presque une moitié de siècle. Pourtant, malgré son sous-titre « Il était une fois un pays » qui invite à tout interpréter sous un prisme historique, c’est en le traversant de biais qu’Underground devient des plus passionnants.

A l’inverse de ce que son contexte laisserait présager, c’est l’abondance de mouvements et de sons qui règnent à l’écran. Il faut attendre plus de deux heures trente pour enfin voir un plan fixe et silencieux, qui apparait une fois que les protagonistes commencent à quitter l’Underground et retrouvent le monde réel. Le carnaval prend fin et laisse place à la dure et grise réalité de la surface dans laquelle les personnages ne se retrouvent plus et errent, désespérément perdus. Le reste du temps, tout bouge à l’écran et jamais le silence ne se fait. Emir Kusturica remplit toujours son cadre d’acteurs surexcités, d’enfants qui courent dans l’arrière plan, de machines qui bougent, ou encore de feuilles mortes qui volent au vent et qui cassent l’ordre établi de l’image. Ce royaume de l’excès, à la densité étouffante, trouve un écho dans son ambiance sonore, entre surabondance de la fanfare, paroles – pour ne pas dire cris – des personnages, et autres bruits divers et désagréables (sirènes d’alarme, radio, coups de feu, hurlements d’animaux). L’immobilité est impossible, même quand elle paraît être de mise ; quand rien ne bouge devant la caméra, celle-ci se met en mouvement, créant un faux plan fixe.

Le sens de l’instabilité de Kusturica est multiple. Elle renvoie tout d’abord au désordre, dans le sens négation de l’ordre, en l’occurrence l’ordre nazi. L’Allemagne nazie et son armée, connues pour leur discipline, font face à des résistants qui cassent les lignes, qui se déplacent en diagonale. Cette forme de Résistance prend sens avec l’assassinat, au théâtre, de l’officier nazi (spectateur au premier rang) qui crée la panique dans la salle.Toutes les rangées ordonnées se déconstruisent à mesure que les spectateurs se lèvent et fuient, créant un mouvement de foule comparable à une anarchie joyeuse après la mort du représentant du pouvoir oppressant.
Mais le désordre s’oppose aussi à la grande Histoire. Toutes les petites incursions, les ajouts de détails mouvants qui viennent perturber la stabilité de l’image sont rattachées à des évènements mineurs et banals de la vie. C’est Marko qui lit son journal sous les bombardements, ou encore le discours militaire effacé par un vol exagéré de feuilles mortes et par le passage d’un train dans l’arrière-plan, qui rappellent que la vie continue autour, sans se soucier des événements historiques. Fresque historique disions-nous plus tôt, mais jamais figée tant Kusturica s’attache plus à la vitalité de l’existence qu’à la peinture d’un grand tableau sur une période clé de son pays. Il y a là un geste de réhabilitation des petites choses au sein du grand tout, ainsi qu’un goût particulier pour l’omniprésence du son : « le silence c’est la mort », entend-on.

Justement, le silence et la stabilité apparaissent seulement une fois que les habitants de l’Underground reviennent à la surface et donc dans le monde. Le silence et l’ordre morose du monde contrastent avec la vie joyeuse et festive de la cave. Ces quelques minutes en extérieur, sources sublimes de contemplations pour le spectateur, sont en réalité un supplice pour ceux qui se retrouvent perdus dans l’immensité de la réalité. La foire ambulante de l’Underground réapparait tout de même, dans une séquence grossière – celle de trop ? –, où tous se retrouvent autour d’un banquet et d’une fanfare, sur leur îlot de paradis. On en sort avec une étrange impression, celle des « dents du fond qui baignent », comme après un repas bien trop gourmand et gras dont on se serait empiffré au point d’avoir la nausée. Bien manger est le début du bonheur certes, mais attention à l’indigestion. Attendons donc un peu avant de nous resservir.


Maxime Grégoire

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