Critique du film Un Prince

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Par Super Seven

le 17/10/2023

SuperSeven :

Cinéma-lombric


Pierre Creton est de ces rares cinéastes, d’une forme de décroissance industrielle, dont la simplicité de l’outillage économique, technologique attire l’essentiel : la matière qui se donne dans le plan. Aussi horticulteur, jardinier, apiculteur, il n’a de cesse de traiter ce parallèle entre travail du film et travail de la terre, comme deux substances organiques qu’il fait son geste de cultiver et composer, par l’organisation du réel sous les yeux, sous les mains. Dans Un prince notamment, il donne à voir que le réel est plus affaire de substances, d’ingrédients, d’enracinement, que de vraisemblable ou d’intelligibilité narrative.

Les ingrédients sont les suivants.

Il y a d’abord une grande latence autobiographique, avec une découverte simultanée de l’horticulture et de la sexualité par le jeune Pierre-Joseph, alter ego de Creton (interprété par Antoine Pirotte, puis le réalisateur lui-même). En parallèle, un récit d’adoption, celui du prince indien en question, Kutta, par la directrice de l’école d’horticulture, hors-champ jusqu’aux dernières scènes du film.

Il y a aussi une région, le pays de Caux, en Normandie, où vit le cinéaste. Celle-ci, par l’économie et les modalités de tournage du film – chez et avec des amis, des connaissances –, donne ses paysages et son mysticisme sans régime de représentation dialectique, dans un rapport d’horizontalité parfait.

Enfin, c’est un mode de narration, où les éléments scénaristiques sont décrits au son uniquement, chaque personnage disposant d’une voix-off ; originalité supplémentaire, leur voix intérieure est interprétée par un comédien différent de leur corps à l’écran. L’image s’en trouve ramenée à une émotion picturale très primitive, un cinéma de peintre au plus haut degré, de nature morte en scène de vie (au travail comme au foyer), débarrassé de saisir un mouvement de l’histoire par l’événement ou le dialogue.


Or, ce qui pourrait ressembler à un dispositif de docu-fiction (la refabrication des codes du genre pour donner du crédit à l’artifice) se trouve être absolument le contraire. Cette image et ce texte, qui sont des productions littéraires et plastiques, sont plantés, juxtaposés, dans un ordre impressionniste.

En un sens, Un prince ne dispose jamais que trois dimensions dans une séquence : un (ou des) corps, un paysage, et un moment de l’histoire narré hors-champ. Creton dissocie le narratif du visuel jusqu’à brouiller toutes les pistes – on citait le dédoublement des acteurs, celui-ci va jusqu’à donner deux rôles distincts, sans continuité, à Françoise Lebrun (mère de Pierre-Joseph à l’image, directrice de l’école au son), ou encore à changer d’acteur au sein d’un même plan pour incarner Pierre-Joseph. Cette fluidité des corps et des esprits, mais aussi la friabilité des temporalités du récit, font s’en remettre à l'impression de cet alliage (image et texte) sans évidence narrative. Cet écartement épaissit surtout l’espace de contemplation et d’interaction des deux composantes fondamentales du plan : les corps et les paysages, dont les frontières sont floues puisque les tableaux n’auront de cesse de tracer des concordances entre les formes humaines et végétales (notamment florales). Cette manière de recueillir les interactions entre les textures organiques, l’obtention d’un rapport émotionnel très délicat entre les passions des personnages : passions physiques et amoureuses, passion pour l’attachement sensoriel au monde que leur fait trouver la botanique. C’est à la fois une mélodie panthéiste qui résonne et une gestuelle du care qui irrigue ces tableaux successifs.

En conclusion, le retour du prince indien en Normandie, après un long exil pour retrouver sa famille biologique, est censé faire office d’apothéose pour ce rapport entre sensualité et matière végétale. Sa rencontre avec Pierre-Joseph, qui fait éclore des affects plus violents qu’à la coutume du film, donne lieu à un procédé directement surréaliste : un pénis qui se transforme en lianes d’images de synthèses pour raconter le basculement dans une passion sadique. Si l’on peut déplorer le kitsch et la pauvreté de l’effet, ce n’est pas à mettre au discrédit de l’œuvre qui, jusque-là, a toujours brillé par son humilité matérielle. Plutôt, Creton déroge au principe le plus intéressant de son cinéma : celui de fabriquer avec ce qu’il a sous la main, une matière directement accessible – des lieux quotidiens, sa petite troupe d’acteurs et de proches –, les plus belles évocations ruisselant de la trivialité des choses.L’apposition d’un tableau surnaturel conçu ex nihilo est ainsi le rare faux pas d’un cinéaste qui se fait lombric, au sens de Roubaud, retravaillant, recomposant exclusivement ce qu’il trouve sur son chemin, matière sublime simplement en-cela qu’elle se présente à ses sens.

« Le poète, vois-tu, est comme un ver de terre. / Il laboure les mots qui sont comme un grand champ » « son rôle, / Il le connaît. Il meurt. La terre prend l’obole / De son corps. Aérée, elle reprend confiance. » (Roubaud, 1983)

Victor Lepesant

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