Critique du film Un corps sous la lave

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Par Super Seven

le 23/12/2023

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C’est un message ayant parcouru les siècles et les territoires qui nous parvient. Une bouteille à la mer longtemps enfouie mais dont la lettre contenue n’aurait pas été altérée. Helena Girón et Samuel M. Delgado sont loin d’être seulement des cinéastes plasticiens (ou expérimentaux, dirait-on), leur démarche relevant davantage de celle de l’historien et du géologue, de l’universitaire et du poète. C’est ce qui fait le charme de leur œuvre déjà déployée au gré de plusieurs courts métrages qui annoncent Un corps sous la lave, traité politico-poétique sur la colonisation du Nouveau Monde qui prend les atours de l’évocation plutôt que de la représentation. Il y est bien question des expéditions de Christophe Colomb, mais sans vraiment s’y arrêter, plutôt pour établir une passerelle sensorielle. Le film part de deux états de fait : les hommes sont partis coloniser « le nouveau monde », les femmes sont livrées à elles-mêmes sur l’ancien. D’un côté un récit d’aventure porté par trois gaillards poursuivis par le reste de l’équipage du navire car ils ont manifestement volé quelque chose, de l’autre la quête plus intime d’une femme qui veut sauver sa sœur, jetée d’une falaise, en allant voir une guérisseuse.

« Ils transportent la mort » annonce le titre original, donnant un indice sur la complexité dialectique qui anime l’enchevêtrement de ces deux blocs. Le « Ils » renvoie directement à l’expédition de Colomb vouée à domestiquer un territoire par la violence, à le faire entrer dans une certaine modernité. Mais cela renvoie également aux trois déserteurs dont on comprend qu’ils ont avec eux la tête de l’explorateur, qu’ils portent littéralement. Leur voyage prend une forme trépidante : en fuite sur une île des Canaries, ils avancent sans cesse, passant d’un biome à un autre – montagnes rocailleuses en bord de mer, zones arides et verdurées, volcan et forêt touffue –, donnant l’impression d’une terre en constante mutation, insaisissable, aussi hostile que délicate mais en proie aux vices humains. La mort guette, menace de perturber un écosystème qui n’a rien demandé mais qui se défend en enfermant ses assaillants pour mieux les dévorer – on quitte les trois hommes à bout de force, adossés sur les arbres d’une forêt qui s’impose comme un temple funéraire.

Dans le même temps, le « Ils » du titre relègue le « elles » de l’autre moitié du film au hors titre, à l’oubli. Les femmes, images manquantes des grandes conquêtes, sont invoquées comme les sorcières (et donc victimes) qu’elles deviennent aux yeux de ces hommes absents, au gré d’un rituel cinématographique troublant. Les archives d’un volcan en éruption à la lave vibrante sont suivies d’une petite cabane filmée en 16mm puis de grandes montagnes sur lesquelles une jeune femme apparaît comme par magie. Cette messe noire de textures, de couleurs, marque une rupture esthétique avec la partie précédente pour mieux la transcender. La logique contemplative demeure mais un certain maniérisme s’installe en ce qu’elle est poussée à l’extrême. Au parcours des combattants succède un autre de survivantes, celles oubliées mais qui n’oublient pas, avancent et méditent sur leur (mauvais) sort qu’elles tendent à conjurer. Girón et Delgado manifestent ce basculement par l’immixtion d’un degré de fantastique supplémentaire qui ajoute au trouble qui hante les Galiciennes. Le temps d’un songe, une communication prend forme à travers les visages des fugitifs qui apparaissent comme des peintures animées sur un mur de caverne obscure ; les deux récits se réunissent et se confrontent par la puissance de l’imaginaire des femmes dont la mémoire maintient en vie ceux qui sont pourtant déjà condamnés.

C’est à ce titre que la moitié féminine d’Un corps sous la lave convainc d’autant plus. Girón et Delgado embrassent le cérémonieux et font d’une série de gestes sur le corps de la sœur mourante – par l’autre sœur d’abord qui constate les plaies et la guérisseuse ensuite qui offre l’ultime apaisement avant la préparation, à deux, de l’embrasement final – le réveil d’un sentiment de révolte par la sororité. La sépulture de Christophe Colomb, immortalisée et iconisée sur celluloïd (que le duo a déjà utilisé dans Plus Ultra, court métrage aux allures d’ébauche du long) est ici remplacée par celle d’une inconnue, première martyre sous laquelle la flamme de l’éternité s’anime comme un cri de rage. C’est dans ce temps accordé au collatéral que l’entreprise archéologique du duo prend toute son ampleur, celle de faire du cinéma un pont vers le subconscient de l’histoire pour mieux la confronter à ses angles morts.


Elie Bartin

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