Critique du film Ucho

logo superseven

Par Super Seven

le 04/04/2025

SuperSeven :


Exemple parfait de la répression du gouvernement autoritaire tchécoslovaque de l’époque, L’oreille (Ucho) est censuré dès sa sortie, en 1970, et ne réapparaît qu’en 1990, peu après la Révolution de Velours qui permet la chute du régime du Parti communiste et la fin de la République socialiste. Cinéaste rattaché à la Nouvelle Vague Tchécoslovaque bien qu’il ait commencé dix ans avant, Karel Kachyňa s’accompagne au scénario de Jan Procházka (Vive la République, 1965, Carrosse pour Vienne, 1966) figure importante du Printemps de Prague, pour faire de L’oreille un film engagé.

Cette oppression – et la peur qui s’en dégage, arme des dirigeants – est d’ailleurs le moteur de la fiction à l'œuvre. L’action a lieu dans une Prague filmée ailleurs pour échapper au contrôle systématique des autorités sur les tournages dans la capitale. Karel Kachyňa s’intéresse de fait à l’écoute, celle qu’on pratique, celle qu’on subit, celle qui coûte. Comment tourner un film critique, du moins militant, en étant à la merci de tous les regards, de toutes les oreilles, et surtout comment le faire bien – des pratiques et interrogations finalement pas si étrangères à celles que rencontre, entre autres, Mohammad Rasoulof en Iran aujourd’hui. D’où l’idée de se cacher pour moins se soucier de ce que l’on peut dire ou faire, quitte à en payer les conséquences après coup mais en sachant que l’on a pu exprimer tout ce qui importe. Cette prégnance du climat politique sur la nature du projet et ses intentions crée d’entrée de jeu un ancrage temporel voué à traverser le temps. Quiconque regarde Ucho en 2025 saisit la complexité et l’horreur du régime à l'œuvre en 1970 – dont on se rapproche étrangement avec la récente prolongation de la surveillance et reconnaissance faciale –, dévoilée en son sein par la seule force du secret. La censure prononcée dans la foulée n’est qu’une issue logique, tentative désespérée et nécessairement éphémère des autorités de récupérer un semblant de pouvoir sur ce qui y a échappé. Mais qu'y a-t-il de dérangeant ici ?

La trame narrative de L’oreille relie deux espaces, deux moments d’une même soirée. D’un côté, une réception regroupant divers figures politiques, et de l’autre la maison d’un couple. L’homme se nomme Ludvik, il est vice-ministre du régime communiste à Prague et sa femme, Anna, semble particulièrement aimer l’alcool. Deux personnages “types” qu’il n’est pas lieu de creuser, enfermés dans un double huis clos. Ces deux endroits se chevauchent, s’entrechassent par un montage parallèle, mélangeant les genres, déambulant du thriller politique à la satire, parfois même à l’absurde, à l’image de cette scène où Anna fait remarquer à son mari qu’il n’avait pas besoin d’escalader le portail de leur maison, ce dernier étant déjà ouvert, annonçant la difficulté qu’a le couple de s’entendre. Une dualité s’installe dans la coexistence des deux lieux et temporalités : la grande luminosité de la salle de réception se confronte à l’extrême obscurité de la maison, privée d’électricité – même lorsqu’elle revient, Ludvik s’empresse d’éteindre toutes les lumières pour rester camouflé dans la pénombre. C’est tout le paradoxe : dans cette grande salle aux mille paires d’oreilles visibles, tout le monde semble libre, la parole n’est pas censurée et les gestes non plus, mais un silence pèse malgré tout, gouverné par l’angoisse de parler de la vérité, de la terreur, qui prend forme dans la sphère privée. Karel Kachyňa démontre un principe essentiel du régime autoritaire en plaçant ses personnages dans cette assistance qui peu à peu se métamorphose en une véritable cage avec la peur pour barreaux. Ce petit théâtre politique est propice à l’expression de l’hypocrisie de la classe supérieure dont l’excès vire à la paranoïa. Aux sourires forcés des différents convives répondent les caustiques appellations « camarade » d’Anna, alimentant le climat faussement joyeux d’une représentation où règnent la bienséance et la complaisance. Personne n’est exempt, pas même le vice-ministre Ludvik, lui-aussi soumis au contrôle du Régime dont l’autorité extrême suinte de chaque mur et chaque corps. La déliquescence du couple s’exprime dès la première partie de soirée au gré des regards-caméras censément amicaux d’autres convives, que l’on finit par interpréter comme annonciateurs de la surveillance du couple, ou bien, chez eux, par la révélation de l’extime dans la maison ; la caméra est parfois placée au coin de la salle de bain, comme dissimulée, ou bien à l’embrasure de la porte filmant Anna en contre-plongée dans un élan voyeuriste. Par ses allers-retours spatio-temporels, et les variations esthético-tonales qu’ils induisent, L’oreille creuse ainsi le blanc immaculé et le noir profond pour révéler un flou vertigineux. Faut-il croire à la psychose de Ludvik et Anna ? Après tout, il est haut placé et connaît le système en place et elle est alcoolique donc facilement en proie au délire. De même, tout ce qu’ils vivent sur une nuit est d’une banalité confondante – soirée où tout le monde performe, s’échange des mondanités et fait mine de tout, l’air de rien, avant un retour au calme total de l’intimité qui contraste forcément avec la folie qui précède. On l’aura compris, la perversité critique de L’oreille ne réside pas dans une dénonciation éloquente mais dans un jeu trouble de points de vue (ceux du couple, des membres du parti, du spectateur) pour incarner l’illusion d’une présence constante et oppressante.


Erwan Mas

ucho image.jpeg