Par Super Seven
SuperSeven :
La récente évolution du cinéma de M. Night Shyamalan – qui passe, entre autres, par l’abandon des revirements de situation dont il s’était fait maître – est pour le moins étonnante. Suite à la conclusion de sa trilogie super-héroïque avec Glass, Old et Knock at The Cabin relèvent du film-concept aux allures de série B, qui révèle ses cartes rapidement pour mieux questionner la croyance du spectateur envers celles-ci ensuite. Trap continue cette lancée mais en étant plus retors que précédemment par une réflexion sur le désamorçage des différentes situations. Car, pour la première fois dans le cinéma de Shyamalan — du moins, aussi frontalement —, le personnage principal a toujours un coup d’avance.
Il faut imaginer un amusant jeu du chat et de la souris, convoquant tant Alfred Hitchcock — la recherche de l’identité du tueur dit « Le Boucher » peut faire penser à une version claustrophobe de Mais qui a tué Harry ? — que le jeu Hitman. Deux filiations qui passent par le seul prisme de la mise en scène. Ici, tout est un terrain d’observation, on scrute pour prévoir l'utilité de toute chose, de tout espace, comme si l'on préparait une chorégraphie. Cela ne va pas sans son lot de fausses pistes (des lieux finalement inexplorés car trop dangereux), qui accentuent la dimension vidéoludique du fonctionnement du Boucher. Shyamalan embrasse d'ailleurs la psyché et le regard de Cooper (Josh Hartnett), lequel use de son charme extrême pour cacher une identité plus sombre mais tout autant manipulatrice et calculatrice que l’autre. Les seuls plans moins serrés sont toujours ceux subjectifs — la surveillance de la police, qu’elle soit dehors ou dans les réserves d’employés, les différentes tribunes inspectées par celles-ci… — ou ceux qui renvoient à sa situation paradoxale de papa-tueur infiltré — lui et sa fille sont inscrits dans la foule ou dans ces immenses écrans projetant le concert. Shyamalan reprend même le procédé, expérimenté dans Knock at The Cabin, du dialogue face caméra, sans contrechampdirect — celui qui « reçoit » le dialogue n’est pas montré tant qu’il ne prend pas la parole à son tour —, qui distille autant de malaise qu’il maintient tout le monde dans une posture d’observateur. Cette fixité du plan gagne en émotions et en profondeur par un travail de la lumière tout en contraste, donnant à voir alternativement chaque face de Cooper. Un travail minutieux de Sayombhu Mukdeeprom (chef opérateur habituel d'Apichatpong Weerasethakul qui travaille aussi, entre autres, avec Luca Guadagnino et Miguel Gomes) qui rompt parfois avec cette logique pour troubler le spectateur, à l'image de travellings à la grue qui se coupent avant que l'on ne perde la trace de Cooper — il est condamné à vivre au cœur du plan, à la fois observateur et observé.
En se tenant à la position de Cooper, Shyamalan a lui aussi un tour d’avance et peut déjouer les attentes : dépouillé de révélations incessantes et d’effets de surprise, Trap a tout pour frustrer. C’est cependant dans ce recul — sur son oeuvre, principalement — qu’il (s’)amuse le plus. Il élabore un étrange paradoxe, voulant qu’en parallèle de tout ce qui est désamorcé en temps réel par la mise en scène (multiplication des inserts pour parasiter les situations), les dialogues, eux, sur-expliquant les moyens de faire avancer le récit en deviennent drôles. Cooper (Le Boucher) ne trahit son stress qu’en présence de sa fille, en la poussant à la curiosité pour (trop) analyser la salle de concert et les moyens de s’échapper. L’incompréhension de celle-ci face au comportement paternel génère des échanges bizarres. Certains dialogues, aussi faux sonnent-ils, jouent du décalage d’une famille qui fait tout pour se comprendre mais qui ne se connaît pas sur le bout des doigts, la réduisant ainsi à se réunir autour d’une fausse croyance : tout va bien pour eux.
Shy attaque la conception de la parfaite famille américaine, ce paraître qu’on veut conserver alors que rien n’est tout rose. C’est à ce titre qu’il rebat les cartes en n’hésitant pas à bousculer cette vie de père — ainsi que son plan d’évasion — à travers une mère qui prétend que ses enfants sont bons et qu’ils devraient se pardonner autour d’une part de pizza. Un élan de naïveté qui témoigne autant d’une certaine vulnérabilité, du parent comme du cinéaste, qu’il oppose à Cooper que son image de père parfait est loin de la réalité. Lorsque que l’étau se resserre, il n'hésite pas à réduire sa fille à un argument de pitié, inventant pour elle une leucémie — dont elle ne sera jamais au courant — afin de s’en sortir. Il préfère conserver l’illusion de sa bonne paternité plutôt que de la rendre concrète, à l’image de sa débauche d’énergie pour faire rentrer sa fille dans les coulisses et récupérer des pulls à l’effigie de sa chanteuse favorite. Cette nouvelle variation autour des liens du sang par le questionnement sur la figure du père fait écho à la genèse même de Trap, issu de la volonté de Shyamalan de faire plaisir à sa fille (Saleka Shyamalan, ici Lady Raven) en l’inscrivant au centre du récit. Elle est d’abord méga-star — et co-autrice de la bande originale avec quatorze morceaux —, puis protagoniste à part entière dans la deuxième partie qui s’éloigne du concert ; quand le monde parfait de Cooper commence à craquer, c’est elle qui prend le relais en tant que sauveuse. Peu étonnant de la part de celui qui a aidé son autre fille, Ishana Night Shyamalan, à produire son film Les Guetteurs, sorti quelques mois plus tôt.
D’où, peut-être, le mode mineur de cette belle parenthèse légère qui divise déjà – comme c’est le cas depuis son virage stylistique avec Old. Shyamalan incarne le cinéaste qui veut plaire avant tout à lui-même (et à ses proches, évidemment), un cinéaste qui fait ce qu’il veut. C’est pour cela qu’il s’autofinance en partie depuis son grand retour avec The Visit, lui permettant ainsi de prendre les chemins qu’il choisit tout en gardant sa place dans l’industrie hollywoodienne. Plus vraiment au centre, ni tout à fait à la marge, à la place qu’il se crée film après film.
Pierre-Alexandre Barillier