Critique du film Toute la beauté et le sang versé

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Par Super Seven

le 16/03/2023

SuperSeven :


Le documentaire fait partie des formes de cinéma qui, comme l’animation, sont bien rarement conviées aux grand-messes, bien rarement célébrées au même titre que la fiction. Il y a donc de quoi se réjouir qu’en 2022, une documentariste, Laura Poitras, se soit vue sélectionnée et décernée le Lion d’or à la Mostra, recueillant au passage un accueil dithyrambique qu’aucun autre n’aura atteint. Cette mise en lumière inhabituelle conférerait presque un caractère exceptionnel à l’œuvre, qui excéderait le genre, pour une fois tout aussi digne de concourir aux côtés du reste. Mais ce ne serait pas faire honneur à Toute la beauté et le sang versé que d’y chercher une plus-value au documentaire. Au contraire, humblement, fermement, Poitras ne s’occupe pas d’enluminer la narration pour ne jamais travailler que le document, l’image qu’elle détient, et son pendant de montage.

Le film débute comme une chronique contemporaine, futur centre névralgique, celle du combat de la photographe Nan Goldin et son collectif P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now) contre la famille Sackler, responsable de la crise des opioïdes aux États-Unis, dont elle souhaite notamment démanteler le prestige philanthropique dans les institutions artistiques. Un biopic semble s’asséner en parallèle, sans plus de transition, avec l’enfance douloureuse en banlieue de Boston, la découverte de la photographie à l’adolescence, l’émancipation. L’air de rien, la grande idée de Poitras est de laisser la narration se désaxer, sans chercher la généalogie, sans chercher à faire sens de but en blanc. Et pourtant il y aurait toujours matière à essentialiser. La marginalité, la maladie, l’injustice, le statut de minorité s’invitent tous si tôt dans son histoire : il eût été tentant d’expliquer. C’est peut-être là que se remarque toute la finesse du film : celle de laisser exister les discontinuités, laisser le fragment à l’état de fragment et sans doute, par la même occasion, laisser les morts en paix.

Que le document puisse se raconter lui-même… Nan Goldin se révèle être une mine d’or pour mettre en œuvre un tel effort. Son travail photographique (et parfois vidéo) ayant toujours emprunté une veine autobiographique, celle de la chronique de son environnement, son entourage, son quotidien, elle se trouve en un sens coréalisatrice différée de son incarnation. Juxtaposer un corpus aussi riche de mouvements, de formes hétéroclites et de chairs fait instantanément cinéma, bien qu’il faille souligner l’exercice (invisible donc réussi) d’envelopper ces souvenirs visuels d’une enveloppe sonore. Un univers de bruits mais aussi de musique, en quantité, et pourtant sans assertion fonctionnelle. Là encore, on se soucie de la part d’arbitraire du réel, alors même que tout cela n’est que reconstitution.

En l’occurrence, la capacité de Toute la beauté... à faire défiler mille ouvertures thématiques tient à son traitement de la figure de Goldin. Elle qui, au sein de son œuvre, derrière son appareil photo, relaie précisément ce qui l’entoure, garde toujours un statut de témoin face aux époques qu’elle traverse. L’autobiographie, en voix off exclusivement, laisse le décor de ses photos incarner le « nous » indéfini qu’elle emploie (fut-il celui d’un microcosme artistique, d’une bande d’amis marginaux, d’un pays tout entier). Sa posture, certes active, au sein de P.A.I.N. est toujours complétée par celle du groupe tout entier, traité à égalité. Poitras analyse finement qu’il n’y a pas de moi chez Goldin si ce n’est comme point de départ, relais de perspective sur une pluralité de mondes qui s’entrechoquent.

Tout compte fait, cela confectionne donc, sur le papier, au moins deux films en un, deux formes canoniques de documentaire qui semblent cohabiter. Il y a le témoignage d’une quête au présent, dont le montage œuvre à toujours surligner les aboutissants concrets : quel mode d’action militante ? quels acteurs visés ? quels résultats attendus ? Cette trame engendre même un film d’espionnage, lorsque les membres de P.A.I.N. se trouvent pris en filature par les Sackler, rappelant la teneur des travaux de Poitras sur la surveillance de masse (Citizenfour et Risk), ainsi que la surveillance dont elle a elle-même été victime en se saisissant de la parole et des archives de Julian Assange et Edward Snowden. La biographie s’étend par-dessus, comme chronique épisodique : les années folles du New York underground, l’addiction, les années SIDA. Et c’est là que le montage finit par prendre en charge les continuités : on voit les crises du SIDA et des opioïdes se faire écho de manière frappante, tant sur le plan de la réaction politique que de l’ardeur militante dans laquelle Goldin se lance.

Or, l’association n’advient pas par une opération discursive mais par la pure brèche de l’évidence. À ce stade, et à l’issue d’une belle collection de saisies impressionnistes, nul besoin de procédés acrobatiques, nul besoin de mots pour faire dialoguer le passé avec le présent, Nan Goldin avec Nan Goldin. Ce qui conclue Toute la beauté et le sang versé, ce n’est pas la ponctuation attendue d’une quête lancée en début de film. Ni l’issue de l’entreprise P.A.I.N., ni les perspectives du mouvement n’entendent de chantage au résultat. Ces déflagrations militantes ne sont jamais traitées autrement que comme des fragments du réel : l’étroit saisissement d’une position, celle de Goldin et consorts (sur un même plan, la continuant), vis-à-vis d’une responsabilité collective. La joie d’obtenir gain de cause bien sûr, mais avant tout l’essence d’un sentiment d’indignation. Et par ce geste, Poitras s’autorise enfin, avec précaution, l’assertion sans équivoque d’un dialogue thématique entre ce moment de lutte et un traumatisme d’enfance de Goldin : l’internement et la mort de sa sœur aînée déjà évoqués en début de film. Mais c’est pour mieux contrecarrer le potentiel psychologisant d’un tel montage. Cette fois, la cinéaste ne fait pas parler Nan mais emploie les mots de la sœur elle-même, comme une victime originelle d’un grand ravage médico-politique. Voici une science du montage dont les associations, dans l’absolu, font Histoire et non biographie. D’où un film qui a posteriori semble se déplier à l’infini, ouvrir des portes thématiques à chaque fragment embranché au personnage qui tient de noyau central.


Victor Lepesant

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