Critique du film Tout le monde aime Jeanne

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Par Super Seven

le 12/09/2022

SuperSeven :


Comment accepter l’amour des autres quand on se déteste soi-même ?
Telle est la question au coeur de Tout le monde aime Jeanne, le premier long-métrage de Céline Devaux. Issue du milieu de l’animation, pour lequel son travail a déjà été largement reconnu avec ses premiers courts-métrages, la réalisatrice s’était initiée à la prise de vues réelles – toujours mêlée au dessin – avec le très remarqué Gros Chagrin, lauréat du prix du meilleur court à Venise. Fort de ce succès, Tout le monde aime Jeanne reprend cette forme hybride, qui la caractérise désormais, pour exprimer malicieusement l’ambivalence de son personnage.

Car Jeanne, c’est une femme mûre et brillante, qui a connu une grande réussite et se pose d’un point de vue extérieur comme l’archétype de la « femme forte », mais elle est aussi une adolescente perdue intérieurement. Après un échec professionnel — peut-être le premier qu’elle rencontre ? —, son monde est déstabilisé, sa carapace se brise et elle se retrouve face à sa solitude et tous ces autres maux qu’elle cachait derrière sa carrière et son rythme de vie effréné. Ainsi, pour exprimer cette fracture, Céline Devaux applique un fort contraste entre la Jeanne « extérieure », incarnée par une Blanche Gardin à la froideur impériale et au ton monocorde, et la Jeanne « intérieure », qui prend de multiples formes animées — toutefois toujours assez minimaliste, rappelant la simplicité dont use Don Hertzfeldt dans It’s such a beautifil day — et ne sait pas garder son calme, parasitant le mode de fonctionnement de la Jeanne que son entourage connaît.

Les préoccupations de cette dernière sont la qualité de son épilation, le physique des hommes qui l’approchent, ce qu’elle renvoie aux autres et tous ses sentiments refoulés. Des préoccupations dignes de cour de collège souvent, et leur ridicule est assez bien mis en exergue par ce dialogue intérieur qui nous apparaît comme puéril — parfois peut-être même trop —, mais aussi très amusant, car chacun peut s’y retrouver un peu. Céline Devaux pousse également ce contraste au delà de la simple différence de technique filmique, puisque c’est elle-même qui double les petites Jeanne animées, sa voix enfantine et pleine de variations étant bien loin de celle de Blanche Gardin.

Un film tout en contraste donc, qui serait une belle manière de décrire Tout le monde aime Jeanne. Car au delà des procédés de mise en scène décrits, le récit démontre également d’une grande qualité d’écriture. Il parvient à aborder beaucoup de thèmes lourds — l’échec, le deuil, la dépression … — tout en gardant une forme de légèreté dans ses dialogues, un décalage presque abstrait qui permet au spectateur de ne pas être submergé, mais aussi de pouvoir se reconnaître dans les personnages et les situations tragiques en y voyant une note positive, pour peut-être mieux rire de soi-même grâce à cette dérision dont font preuve les personnages.
Heureusement, Devaux n’utilise pas non plus l’humour à outrance, défaut récurrent de ces films qui désamorcent perpétuellement les instants difficiles avec une blague mal placée, et sait laisser place à l’émotion lors de superbes séquences, qui marquent généralement une pause sans dialogue dans ce flot incessant de pensées.

Cet équilibre entre l’émotion et la drôlerie est aussi préservé grâce aux performances de ses deux acteurs principaux, en particulier Laurent Lafitte qui apporte une formidable énergie dans chacune des scènes où il est présent. Son personnage, tout comme celui de Jeanne, est en proie à de multiples tourments. Mais sa réaction est aux antipodes de celle de notre protagoniste, puisqu’il extériorise totalement son côté enfantin, comme pour montrer à Jeanne qu’elle peut elle aussi choisir de se servir de ces voix intérieures pour retrouver le chemin du bonheur.
Alors, pour accepter que tout le monde vous aime quand vous vous détestez, essayez peut-être, à travers leur regard, de saisir le meilleur qui est en vous, et apprendre à voir le verre à moitié plein.


Pauline Jannon

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