Par Super Seven
SuperSeven :
A regarder la filmographie de Omar Sy, deux carrières semblent se mener de front. L'une, enclavée dans les rets d'un cinéma parfaitement grand public, maillée de succès populaires depuis le triomphe d'Intouchables, se jouant sur tous les terrains (Netflix comme le grand écran, la comédie rutilante française comme le blockbuster aux dents longues), et dans laquelle l'acteur se cantonne à un rôle : un pur carburant comique consensuel, un véhicule d'énergie et de bonne humeur, plutôt excellent d'ailleurs dans ce registre mais infernalement limité.
En parallèle, et de manière plus souterraine, s’écrit une autre histoire dans sa filmographie. Celle du versant moins souriant de l'acteur. L'astre lumineux soudain habité par le soleil noir de l'Histoire et de la politique : celui du migrant sénégalais Samba, du clown Chocolat dans la France de la Belle Epoque, du flic noir dans Police. Dans tous ces films, des idées communes se rejoignent : s'interroger sur la condition noire en France, réhabiliter des anciennes figures coloniales oubliées, projeter la lumière – la sienne, pas la moins éclatante – sur des pans oubliés des manuels scolaires. Un volonté identique qui préside aujourd'hui à l'arrivée de Tirailleurs, long métrage que l'acteur co-produit, dans lequel il incarne Bakary Diallo, un père sénégalais qui s'enrôle dans l'armée pour sauver son fils Thierno (Alassane Diong), réquisitionné de force par l'armée française.
Sur le plan mémoriel et historique, le récit (exception faite d'une dernière scène écœurante d'obésité symbolique) est sérieux, appliqué et ne flanche pas vers le didactisme mou qui le guettait ; à noter que l'écrasante majorité des dialogues sont en peul, la langue sénégalaise. La caméra à l'épaule, procédé continu tout du long, confère une force d'immersion et de réalisme dans les tranchées très convaincantes. Tirailleurs récolte d'ailleurs ses meilleures scènes dans sa première heure, au moment de la découverte du camp par les deux personnages, lorsqu'il attrape des moments quasiment naturalistes sur la vie des soldats : des jeux de cartes entre deux assauts, une discussion entre les africains sur ce qu'ils aspirent à faire après la fin des combats. Il faut aussi faire grâce à Mathieu Vadepied d'avoir évité le piège de la lecture manichéenne de la relation coloniale. Il cartographie son espace non comme un rapport binaire et simpliste d'opposition du blanc contre le noir, mais comme une zone où la guerre s'étend au delà des tranchées, à tous les niveaux de la hiérarchie. Une mosaïque de cultures disparates et hétérogènes où s'opèrent avant tout des rapports de violences, d'argent et d'intérêts. Par exemple, c'est par d'autres combattants africains que le fils Thierno se fait détrousser sa solde lorsqu'il arrive au camp, et c'est un lieutenant français qui offre à ce dernier une promotion et le prend sous son aile.
Mais, hélas, derrière la fiction historique, Tirailleurs ne met pas longtemps à révéler sa véritable identité. Un autre film enserre le premier comme un gros serpent et l'étouffe. Le grand sujet qu'il tenait est rapetissé à la dimension bêtement stérile d'un drame familial entre un père et son fils, balisé et manufacturé comme des centaines pour passer sur les chaînes de télévisions en prime time. Car la carrière plus politique de Omar Sy évoquée plus haut n'est pas le négatif inversé et auteurisant de la première, mais simplement son corollaire populaire dramatisé. Dans les deux cas, l'acteur végète dans une zone très rassurante pour lui : gros budget, gros producteurs, grosse distribution salles, et donc inévitablement pas de véritable réalisateur à la barre. Produit par Gaumont, le film se plombe lui-même avec un enjeu (le père veut s'enfuir des tranchées, le fils souhaite y rester et faire ses preuves) qui suinte l'artificialité à plein nez. Son articulation au récit se fait avec une grossièreté embarrassante et pâtit d'un manque de développement évident des personnages. Tirailleurs va trop vite et aurait gagné à épaissir sa toute première partie dans le village sénégalais, d'où il ne tire que quelques minutes et une poignée de plans à l'imagerie pastorale. Privés d'identification et d'attachement, les deux protagonistes se trouvent réduits à des fonctions dont le sort finit in fine par désintéresser.
Le film est finalement à l'image de l'écartèlement fabriqué qui traverse la carrière d’Omar Sy depuis Intouchables. Une fausse mise en danger. L'apparence d'un désir d'aller vers un cinéma plus sérieux et auteurisant pour mieux se lover dans le cinéma le plus fadement répandu. Un autre acteur très populaire, Jean Dujardin, a connu un statut relativement similaire à un moment de sa carrière. Puis, tout intelligent et curieux qu'il est, il a décidé d'emprunter un autre chemin, allant arpenter des contrées plus tortueuses et aventureuses, dans le cinéma de Kervern et Delépine ou celui de Quentin Dupieux. Le fameux concept de "sortir de sa zone de confort" pour le comédien, poncif essoufflé, s'est pourtant opéré, régénérant la carrière d'un clown de génie pour en faire, aujourd'hui, un interprète passionnant et versatile. Omar Sy en est-il capable ?
Alexandre Lehuby