Critique du film La Passion de Dodin Bouffant

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Par Super Seven

le 25/10/2023

SuperSeven :


Cas d’art exquis


Accueilli par les applaudissements du public lyonnais à l’Institut Lumière, et les rires lors du sous-titre anglais « THE POT-AU-FEU », La Passion de Dodin Bouffant est un film particulier, si ce n’est carrément lunaire. Dans ces plus de cent trente minutes, Tran Anh Hùng nous plonge — presque littéralement — dans une histoire d’amour entre trois entités : Benoît Magimel, Juliette Binoche et… la cuisine.

Tout de suite, son Prix de la Mise en Scène Cannois se comprend : l’introduction, d’une vingtaine de minutes, suit la concoction d’un grand repas, quasiment étape par étape. Celui-ci est ensuite dégusté puis disséqué oralement par les convives. Finalement, toute la structure du Dodin Bouffant tient en cela. Sans être forcément présente à l’écran, la bouffe anime toutes les bouches, et permet une étonnante approche de la matière. Dans des grands plans (-séquence, souvent) soignés, Hùng travaille la sensation ; de se faire cuisiner soi-même, de pouvoir sentir chaque aliment, chaque cuisson à travers l’écran. De même que pour la lumière, douce et digne d’une grande peinture, avec ces faisceaux qui traversent chaque fenêtre ou coin de porte. Le numérique laisse ainsi place à la matière propre de la nourriture, sa texture, là où la pellicule, certes bien plus palpable pour le spectateur — par son grain comme par sa couleur —, enlèverait à l’intensité de la cuisine montrée. L’absence de musique joue également, donnant l’impression que la seule partition jouée à l’écran est celle des différentes recettes que le couple Bouffant crée ou recrée.

Surtout, La Passion de Dodin Bouffant est un récit de transmission, ici doublement présente. D’abord, celle d’un savoir, du couple à Pauline, jeune fille qu’ils décident de prendre sous leur aile. Mais surtout, celle d’un amour de Dodin vers Eugénie, par sa cuisine – et non pas par la seule légèreté de leurs cuisses –, lui qui n’avait auparavant jamais cuisiné pour elle. Hùng développe une certaine sensualité, frontale quand elle concerne directement le couple — on pense notamment à une transition entre une poire couchée et une paire de fesses — ou indirecte, par une simple passion de cuisinier… l’image de Magimel fourrant un poulet de truffes restera dans les annales. Ce double amour prend tout son temps dans un grand panoramique, se répétant par deux fois, dans un mélange de présent et de passé, d’amour et de passion. Eugénie lance à Dodin : « je fus d’abord ta femme ou ta cuisinière ? », ce à quoi il répond : « ma cuisinière ». Tout le cœur de la passion du film réside dans ce simple échange, mais aussi sa maîtrise et son intérêt. Derrière sa nature folle, en faisant un pur OVNI cinématographique, se cache aussi une véritable tendresse pour ces âmes qui ne vivent que pour la perfection culinaire, d’où l’envie de rester à leurs côtés.

Preuve en est, la séance dantesque au hangar de l’Institut Lumière. Entre les grands bruits de ventre, les rires face aux interminables – dans le meilleur sens du terme – séquences de cuisine et l’ambiance franchouillarde d’une salle prête à lécher l’écran, l’expérience de cinéma s’est transformée. Tran Anh Hùng convoque directement la vue et l’ouïe et agite métaphoriquement les trois autres sens pour totalement cuisiner le spectateur. Si la vue de — à tour de bras — l’omelette norvégienne, le carré de veau ou l’ortolan a mis le spectateur en extase (à condition d’avoir mangé avant le film), c’est bien car le cinéaste a compris l’essence même de l’implication au cinéma : la sensation. Son premier film — ou du moins son titre, L’odeur de la papaye verte –, annonçait finalement la couleur. Si l’odeur manque physiquement, la grande bouffe, elle, est là.


Pierre-Alexandre Barillier

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