Critique du film The Killer

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Par Super Seven

le 12/09/2023

SuperSeven :

Le regard du contemporain

« Stick to the plan. Anticipate. Don’t improvise. » Tel est le mantra répété de nombreuses fois par le Killer. Façon évidente de faire état d’un personnage obsessionnel et ultra professionnel. Mais également d’en faire la matrice de la mise en scène de David Fincher. Son cinéma est froid, clinique, ultra efficace, on le sait - et lui aussi. Or, c’est dans le surjeu de ces caractéristiques, comme pour pour marier au mieux son fond et sa forme dirait-on, que The Killer touche juste.


Depuis 2017, David Fincher n’est plus un homme de cinéma mais de télévision. Avec Mindhunter, Love, Death and Robots, puis Mank en 2020, premier projet filmique né d’un contrat d’exclusivité avec Netflix, il semble s’épanouir sur le petit écran. Quand on regarde dans le rétroviseur, cela étonne. Ceux qui, comme moi, ne peuvent oublier le plan zénithal sur le taxi de Zodiac — lequel traduit parfaitement l’ambition grandiloquente de sa mise en scène — sont en droit de se demander pourquoi diable s’obstine-t-il à se restreindre dans un si petit univers visuel ? Mank, sorte de film somme des erreurs de la plateforme dans sa quête de ressemblance avec les grands studios — notamment sur la liberté accordée au réalisateur —, n’a d’ailleurs pas rassuré à cet égard. Fincher se laissait aller à tout ce qu’il aime : des mouvements de caméra monumentaux, un noir & blanc ultra numérique, et l’on en passe, mais presque par automatisme. Tout Fincher est là, mais désincarné, comme un homme qui tente d’imiter un style et non de mettre en scène. L’annonce de The Killer et les premières images qui l’ont accompagnée ont fait rejaillir certains motifs d’inquiétude. De nouveau un Fincher sans barrière, qui se laisse aller à toutes ses folies — jusque dans l’apparition du titre (le « i » du Killer qui se fait tirer dessus et tombe telle une victime), expression ultime d’un style que l’on qualifierait volontiers de dépassé ? Une fois le visionnage terminé, une évidence s’impose toutefois : The Killer est un petit manuel du David Fincher, certes, mais son absolu jusqu’au-boutisme revient en profondeur sur les questions qui travaillent son cinéma depuis The Social Network.

Tout commence à Paris, en voix off, à la première personne, du Killer (Michael Fassbender)— ce qui constitue la majorité des mots prononcés. Il parle de son métier, des risques, de philosophie, mais jamais de lui. C’est une figure désincarnée, stéréotype du tueur à gage froid et calculateur, rappelant presque The Shape dans Halloween. Il se prépare à tirer sur quelqu’un, dans l’immeuble d’en face. Tout est minutieusement pensé, jusqu’à la maîtrise de son rythme cardiaque. Pourtant, quelque chose cloche, il doute et en vient irrémédiablement à rater sa cible. Suivant son instinct, le Killer se lance dans une traque autour du monde contre sa propre organisation et le client qui l’a engagé à faire cette mission. Simple, efficace, rien ne dépasse, une exposition qui fait figure de parfaite représentation du style Fincher. C’est un cinéma mathématique, rôdé comme du papier à musique ; ce que le cinéma hollywoodien contemporain réussit de moins en moins, faire rentrer dans une histoire et en comprendre les enjeux en une poignée de minutes. Un Fincher, en un sens, c’est un retour à l’époque lointaine du cinéma flamboyant du Vieil Hollywood, où quelques plans pouvaient suffire à tout raconter. Prenons pour preuve le merveilleux plan séquence d’ouverture de Fenêtre sur cour, révélant la cour d’immeuble, les fenêtres et la vie qui se déroule dans chacune jusqu’à montrer le contrechamp dans la continuité : James Stewart, endormi mais prêt à l’affût et aux ravages du voyeurisme. La filiation avec Hitchcock est intéressante dans le rapport au regard. Il est évidemment difficile de voir un personnage scruter ses voisins à une fenêtre sans penser au classique de 1954. Mais là où Fenêtre sur Cour est un pur concept autour du voyeurisme, le film de Fincher se concentre sur l’observation du quotidien et des habitudes. Analyser l’environnement pour mieux l’appréhender, tel est le crédo du Killer. Avant de tirer, il étudie longuement les déplacements de sa proie. Idem à son arrivée plus tardive en Floride, où il opère des rondes pour ériger son plan. « Stick to the plan » rappelions-nous plus tôt, mais surtout « Prepare the plan ». D’où l’importance du regard, qui n’a jamais semblé aussi capital chez Fincher. Le Killer est une figure quasi mutique mais dont les yeux n’ont de cesse d’agir pour anticiper, jamais improviser.

Outre l’apport direct d’informations sur son environnement immédiat, le regard lui permet également de comprendre une facette plus générale du monde. Il est impossible aujourd’hui de passer inaperçu, explique-t-il dans son monologue introductif. Le contrôle de l’individu, par les caméras ou la localisation de nos téléphones, est omniprésent et, même pour quelqu’un d’aussi professionnel dans sa tâche, il est inutile de lutter contre. Au regard du Killer sur autrui s’oppose ainsi le regard du monde sur lui, tout le temps, à chaque instant du jour et de la nuit. Un tel dispositif parait étrange pour cerner ce qui n’est qu’une figure. Pourtant, et c’est là où Fincher revient à ce qui lui correspond le mieux, celle-ci se sert du monde numérique comme d’un outil pour mieux se fondre dans la masse. Le Killer ne cherche jamais à se cacher, au contraire. Il mange chez McDonald’s, loue une voiture chez Hertz, se repère avec Google Maps. Bref, c’est un homme purement contemporain. La discrétion, pour Fincher, ne passe donc pas par l’évitement mais plutôt par l’embrassement total des nouvelles technologies, notamment de surveillance. Dans la lignée de The Social Network ou encore Gone Girl, il exprime un sentiment d’emprisonnement dans un monde de plus en plus déshumanisé. C’est même ici qu’il en épouse le mieux la forme, allant jusqu’à intégrer visuellement les captures d’écran téléphoniques dans le cadre. Point de didactisme ici, seulement un témoignage de la facilité d’action que le monde numérique apporte. Il n’y qu’à voir la façon dont le Killer change d’identité. Il y a, évidemment, les dizaines de passeport, mais surtout cette scène dans une salle de sport. En s’inscrivant sous une fausse identité, il s’y infiltre aisément, sans vérification, et accède aux vestiaires. Puis, pour pirater les casiers, il se sert d’un duplicateur de carte magnétique trouvé sur Amazon quelques jours avant. Ce qui aurait pris des dizaines de jours de préparation et d’action au XXème siècle devient subitement une tâche bien plus simple, voire anodine. Le Killer ne se cache donc pas du monde qui l’entoure, il s’y adapte mieux que personne et en fait son terrain de jeu.

Mais chaque jeu a ses limites. Dans son fameux monologue précité, il évoque les différences entre la majorité de l’humanité et la minorité, semblant, lui, se voir dans la seconde catégorie. Or son aventure n’est qu’un perpétuel replacement au milieu de la foule. Son métier consiste à analyser les comportements humains, mais il est lui aussi contraint d’évoluer dans ce monde contemporain numérique. Le Killer ressemble alors à un autre tueur à gage, celui du Collatéral de Michael Mann. Les deux films partagent la même ambition : derrière leurs atours de série B purement divertissante, ils utilisent la figure du tueur cryptique pour développer un commentaire sur le monde moderne. Les personnages incarnés par Tom Cruise et de Michael Fassbender excellent dans leur domaine mais ne sont aussi caractérisés que par celui-ci ; dans le taxi de Jamie Foxx, Vincent n’a de cesse de rappeler à son conducteur que son rêve des Maldives est inaccessible, un mirage pour mieux l’emprisonner dans son travail. La porte de sortie n’est pas autant fermée chez Fincher, mais elle semble tout aussi illusoire. Aucune des destinations ne change les méthodes et outils du Killer. De Paris à la République Dominicaine, en passant par Miami, les horizons changent mais pas ce qu’il entoure. Fincher nous l’avait déjà dit, le monde numérique ne peut pas réellement être contré, il ne peut qu’être intégré par chaque individu pour mieux s’en accommoder. Rentrer dans la majorité pour devenir la minorité, que l’on soit Zuckerberg ou un tueur né.


Nicolas Macé

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