Critique du film The Fabelmans

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Par Super Seven

le 21/02/2023

SuperSeven :


C’est par une quintessence spielbergienne que s’ouvre The Fabelmans : le plan séquence en travelling annonçant la découverte, motif obligatoire de son œuvre ; le cadre baignant dans un bleu foncé rêveur, couleur fétiche du cinéaste de Rencontres du Troisième Type à Ready Player One ; et, bien sûr, ce petit garçon au premier plan, son regard entre terreur et fascination, nous renvoyant autant à Jurassic Park qu’à La Guerre des Mondes. Ici cette découverte n’est ni une bande d’envahisseurs aliens, ni des dinosaures ressuscités ou même un monstre géant aux grandes oreilles. C’est tout à la fois, le chaos et le contrôle réunis : le cinéma. Ainsi, Spielberg met en place son film monde, son film ultime, autour de deux personnages, le ying et le yang du récit et de son protagoniste. D’abord le père (Paul Dano), la science, l’exactitude, qui vient expliquer la caractère scientifique du spectacle : « Ces images franchissent très vite la lumière, 24 images par seconde. Dans ton cerveau chaque image reste environ un 15ème de seconde. Ça s’appelle la persistance rétinienne. C’est ainsi qu’on nous fait croire que des images immobiles bougent. C’est ça un film ». C’est alors que l’autre versant arrive, prenant l’enfant par derrière. La mère (Michelle Williams) regarde son petit, un grand sourire aux lèvres, et lui dit simplement : « Les films sont des rêves, que tu n’oublies jamais ». En deux répliques, c’est le cinéma de Spielberg qui nous est présenté, cette machinerie onirique, entre rouages millimétrés, prouesses techniques et rêverie mélancolique aux allures mélodramatiques. La force de la science, la simplicité de l’émotion.


Spielberg se dissèque lui même dans ce grand projet de retour aux sources quasiment psychanalytique, et y cherche l’origine, son origine. Dans un premier temps le père, cet ingénieur informaticien surdoué remarque lui même « C’est un peu mon métier, ce que fait un réalisateur ? », et Sam/Spielberg (Gabriel LaBelle) acquiesce, enjoué. Puis, quand ce dernier lui raconte avoir percé la pellicule de son film pour donner l’impression de vrais coups de feu, c’est au tour de l’aîné de répondre avec admiration : « Mon fils, tu penses comme un ingénieur ». Oui, Spielberg est bien le cinéaste de l’invention, celui qui a révolutionné son art dans les années 70 (pour le meilleur et le pire), et qui continue, même au sein d’un drame intimiste comme The Fabelmans, à avoir le regard amusé d’un enfant créant une grande aventure avec ses jouets, donnant vie à ce qui l’entoure. The Fabelmans a donc des allants de grande épopée, de spectacle. C’est un voyage à travers l’Amérique ; des banlieues du New Jersey aux plages californiennes, en passant par les déserts de l’Arizona. Et même un voyage dans l’histoire de l’Amérique, où l’on rencontre John Ford et Cecil B. DeMille.


Spielberg exprime cela par ce qu’il maîtrise, le mouvement, à travers des cadres larges sur des terreurs de la nature (les dinosaures de Jurassic Park hier, aujourd’hui la tornade du New Jersey), des plans séquences majestueux et élégants. La lumière est le point de section le plus évident entre ce que touche le récit et les fondements techniques du film. Spielberg l’a compris plus que quiconque : le cinéma est une affaire de lumière. Elle est la base de la création. Lorsque Bennie (Seth Rogen), l’oncle spirituel de Sam, lui demande pourquoi il ne filme pas sa mère, ce dernier lui répond qu’il n’y a « pas assez de lumière ». Bennie bondit alors allumer les phares de sa voiture et de la lumière naît l’instant, la possibilité du cinéma. Ce n’est que parce qu’elle transperce les habits flottants de Mitzi, qui illuminent les yeux transcendés de Bennie et Bert, que le spectateur peut assister à ce moment de beauté pure, mystique sur ces sublimes notes de piano de John Williams – qui compose pour l’occasion une partition digne de ses plus grandes années. La lumière abonde constamment, la maison des Fabelmans a l’air entourée en permanence de lumières extraterrestres à leurs fenêtres, ou plutôt comme dans un songe maritime, un nuage bleu. Parfois, mille feux semblent s’embraser près d’eux, comme si tant de soleils éclairaient ce petit ilot familial. Le jaune et le bleu dansent sans cesse dans ce qui est probablement l’une des plus belles photographies jamais réalisées. Kaminski rappelle ici le travail de Vilmos Zsigmond sur Rencontres du Troisième du Type, et la texture urbaine assez particulière qu’il donnait aux rues de New York dans West Side Story.


La mère, elle, est la sensibilité du film, la première lumière qui fut (c’est elle qui offre sa première caméra à Sam, elle qui illumine de sa grâce lors de sa fameuse danse). C’est un jeu dangereux que le petit Spielberg doit apprendre à gérer, le contrôle du chaos, l’élan de l’artiste et le façonnement de l’ingénieur. Car au delà de sa dimension technique évidente, le cinéma de Spielberg n’est au fond qu’une émotion très simple, souvent qualifiée à tort par certains de simpliste. Ses élans mélancoliques ne manquent ici pas à l’appel. La marque de sensibilité la plus visible est l’amour évident que porte Spielberg à toute sa famille. The Fabelmans est beaucoup vendu comme une lettre d’amour de Spielberg au cinéma, mais c’est en réalité une lettre d’amour aux personnages qui ont peuplé sa vie et l’ont fait grandir. Même ceux les plus accablants brillent par leur profonde humanité. Sam se refuse peut-être à pardonner Bennie, mais Steven Spielberg, lui, semble l’avoir fait depuis bien longtemps. Ainsi, jamais nous ne sommes en opposition à Bennie, dans l’accusation de ses travers, mais toujours dans la contemplation de la tragédie provoquée par les désirs humains aux dépens de leur superbe. C’est d’ailleurs sûrement dans les instants de faiblesse du personnage le plus pathétique du film, Logan le tyran antisémite du lycée, que Spielberg offre probablement la plus grande scène de sa carrière, celle qui sonne comme le grand résumé de toute son oeuvre. Car au delà des fresques historiques et des aventures épiques qui le définissent, il n’excelle jamais autant que dans le dialogue classique entre deux individus. Dans The Fabelmans, la parole est le premier vecteur d’émotion.


En ce sens, chaque personnage a le droit à sa grande scène où, par la parole, Spielberg et Kushner exposent le sublime qui lui est propre. Ainsi, Bennie, dans un au revoir en demie teinte face à un Sam encore rageur, opte pour un ton entre la sympathie humoristique – parfaitement exécutée par un Seth Rogen en pleine forme – et culpabilité sincère d’un oncle ayant failli. Monica (Chloé East), elle, a le droit à son one-woman show de dix minutes qui nous fait nous demander quand est-ce que Spielberg a déjà été aussi drôle. Son duo de regard avec Sam est simplement éblouissant. Elle, joueuse et amoureuse, et nous, médusés devant cette anomalie de la vie sentimentale qu’elle représente. Ses rictus moqueurs et amusés, tremblements enfantins sincères et hésitants, trahissent sublimement l’attirance véritable qu’elle porte au protagoniste. Toutefois, au royaume du sous entendu, règne Bert et son sous-jeu. Il est la force tranquille et immobile de la famille, mais dont des craquelures constantes apparaissent sous sa peinture puissante de figure paternelle impassible. Il représente, à mon sens, le plus haut point de dignité qu’un cinéaste est capable de rassembler dans un même personnage. Il est à la fois moteur et spectateur du récit, mais aussi des films de son fils, des morceaux de piano de sa femme, de l’humour de son meilleur ami, et, surtout, spectateur du grand drame familial qui guette les siens.


À tout plan d’une scène éblouissante de The Fabelmans s’ajoute un autre, non moins éblouissant, du regard tendre de Paul Dano, derrière ses petites lunettes d’ingénieur, contemplant le spectacle. Art du détail que la surprise de ses yeux, le plissement de ses joues et ses rires nerveux. Certains – rares – sommets d’émotion néanmoins, quand ce visage paré à tout se brise, et que la mélancolie l’envahit. Ce sont les larmes dans une scène chaotique d’implosion de la famille, où le père stoïque ne peut réagir à la détresse de sa fille, mais ensuite et surtout la désolation la plus totale emplissant sa figure imposante, dans une scène finale qui sonne son adieu. Ce n’est pas un hasard que Spielberg ait tourné cette scène quelques mois seulement après le décès de son père, tant la mort imprègne l’image. Seul avec son fils, délaissé par sa femme et ses filles, il se tient devant le plafond où la lumière de Kaminski réflète une ombre dans son dos. L’ombre d’une vie, ou celle de Mitzi, de mille choses peut-être que cache ce personnage énigmatique que nous n’avons jamais percé à jour. Le gris du cadre, et une contre plongée l’étouffant, et nous aussi, pour mieux nous emmener dans des limbes plus profondes encore que celles que Spielberg a su filmer dans le passé.


Victor Abouaf

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