Critique du film Le Testament du docteur Cordelier

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Par Super Seven

le 25/03/2023

SuperSeven :

« Il ne s’agit pas de faire des bons films. Il s’agit d’amener un tout petit peu d’humanité. Il s’agit d’ouvrir une petite porte sur ce que l’on croit avoir découvert de l’esprit humain ou d’une situation. Il s’agit de la connaissance de l’homme et c’est tout. » clame Jean Renoir dans la série des Cinéastes de notre temps, en 1967. Le Testament du docteur Cordelier (tourné en 1959, mais sorti en 1961) est une parfaite illustration des ambitions que Renoir confiait au cinéma. Il réalise l’adaptation du célèbre L’étrange cas du Dr Jekyll et Mister Hyde de Stevenson, l’histoire du Docteur Cordelier et d’Opale, d’abord sous la forme d’un fait divers au sein duquel nous restons extérieurs à l’esprit du Docteur Cordelier et de son double, pour mieux se confronter à leur corps. Puis, nous sommes plongés dans l’esprit du docteur qui, en voulant découvrir la racine du mal par expérimentation sur lui-même, a créé un monstre sans retenue, Opale.

Renoir nous offre en fait un récit d’une rare profondeur philosophique, plus qu’un film, la réflexion d’un auteur sur ce qu’il croit comprendre de l’homme, une démonstration. Il nous montre que la répression du corps par la société (bourgeoise), par notre propre conscience qui a intériorisé celle-ci, ne peut rien entrainer de bon mais qu’il faut savoir regarder nos pulsions en face et qu’à partir de celles-ci nous pouvons nous construire. Évidemment, il y a les thèses de Stevenson mais il y a aussi les siennes que nous retrouvons déjà dans Boudu sauvé des eaux (1932) – Boudu le double libéré de toute contrainte de Monsieur Lestingois –, ou dans La Bête Humaine (1938), avec Lantier qui meurt de ne pas savoir comment vivre avec ses pulsions de la même manière que le docteur Cordelier. La société bourgeoise, puritaine, dont Cordelier fait partie, et dont il participe activement en proposant des thérapies pour faire oublier aux hommes leurs pulsions vitales, ne peut que créer des monstres de la sorte qui ronge l’être entier. Renoir dénonce une organisation sociale mais également la part des scientifiques obsédés par des recherches spirituelles, dans celle-ci. Jean Douchet écrivait ainsi à propos du Testament du docteur Cordelier : « Jamais, comme dans ce film, Renoir n’avait attaqué avec autant de rigueur logique, la morale bourgeoise du profit contenue dans la pensée spiritualiste chrétienne ou dans son ennemi et continuatrice, la pensée rationaliste. ».

Mais puisque Renoir est plus qu’un penseur, un cinéaste, il ne peut se contenter de théorie sans forme. Il nous offre d’abord une grande leçon d’adaptation, de la littérature au cinéma, exercice qu’il a déjà beaucoup pratiqué et dans lequel il excelle. Au cinéma, une lettre est par exemple remplacée par un enregistrement sur une bande magnétique, et toute la différence entre Jekyll et Hyde / Opale et Cordelier passe par le corps de l’acteur brillamment choisi, Jean-Louis Barrault, qui a commencé sa carrière en tant que mime et est connu pour son rôle de Pierrot dans Les enfants du Paradis (1948) de Marcel Carné. Et puis il y a la subtilité de Renoir qui décide de faire du méchant un acteur de la révélation de la machination en cours, alors qu’il restait passif chez Stevenson, donnant l’impression que la place du bon et du méchant s’inverse car l’un est capable d’avouer ce qu’il est alors que l’autre meurt dans l’hypocrisie.

Mais le travail de mise en forme de Renoir va bien plus loin que la répétition d’un exercice traditionnel, il n’adapte pas seulement un livre au cinéma mais à la télévision. En effet, ce film a été pensé pour une diffusion simultanée au cinéma et à la télé, ce qui lui vaut sa structure si particulière. Renoir s’empare des moyens de la télévision de façon assez étonnante et très peu de temps après sa démocratisation. Il veut reconstruire l’impression de direct et de fluidité permise par la multitude de caméras qui entoure un plateau télé. Il s’imagine en présentateur de télévision nous racontant le jour où tout a basculé et donnant ainsi l’impression de faire face à un fait divers terrible mais actuel. Tout le génie de Renoir est là, réussir à s’approprier tout ce qui sera reproché à la télévision, une mise en scène extrême, un surjeu qui prétend pourtant montrer la vérité, et tout ce qui sera rejeté par ceux qui devront faire de la télévision plus tard : une technique lourde que les cinéastes du direct jugeront comme obstacle à l’effet de spontanéité.

La force du Testament du docteur Cordelier est peut-être finalement le fait de ne jamais se limiter à un seul genre ; il y a du reportage télé, du burlesque, du Fritz Lang (avec son obsession des mêmes objets qui reviennent sans cesse et trahissent le coupable, avec le malin génie et l’absence de manichéisme) mais surtout il y a du Renoir, seul cinéaste capable de réconcilier tous ces registres, de réconcilier en son temps tous les spectateurs, élitistes et populaires, seul cinéaste qui a su autant délivrer une pensée par la pratique, bref le Patron. Lui qui écrivait en 1938 : « Le cinéma est un métier artisanal et ce sont les artisans groupés pour se défendre qui feront peut-être de notre cinéma le premier du monde. Sachant cela, j’ai l’impression que j’ai encore tout à faire dans un métier qui, s’il était libre, pourrait tellement aider à la connaissance des hommes. », pouvait bien se dire en tournant le Testament qu’il a réussi.


Léa Robinet

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