Critique du film Tengo sueños eléctricos

logo superseven

Par Super Seven

le 11/03/2023

SuperSeven :


DES MOUTONS SURVOLTÉS

Amusant appel à K. Dick que ce titre (extrait d’un poème préexistant), Tengo sueños eléctricos, pour un film dont les figures sont à peu près au contraire de l’androïde. À San José (Costa-Rica), une adolescente de 16 ans, Eva, fait deux grandes découvertes parallèles : celle de la sexualité et celle de son père, sous un nouveau jour, puisqu’elle décide d’habiter chez lui suite au divorce de ses parents. C’est par deux états du corps que s’imbrique toujours organiquement ce que l’intrigue vient explorer, le désir et la pulsion de violence.

Valentina Maurel, dont c’est le premier film, manifeste pour souche de son cinéma un réalisme charnel : que se passe-t-il si, l’impression, l’agencement, la texture des corps est une donnée prépondérante à toutes les autres ? Ces personnages (d’adolescents comme d’adultes en crise) qui s’illustrent par leur confusion, partagent au spectateur leur expérience, pas tant ce qu’ils pensent que ce qu’ils ressentent physiquement. Ce n’est pas pour autant que le rapport à la physicalité du comédien devient documentaire. Le corps est toujours abstrait par métonymie, rappel de l’impression texturale, voire onirique : dans une scène clé, Eva vit la rencontre monstrueuse avec le corps sexué en se trouvant captivée par un King Kong de fête foraine.

Il y a d’ailleurs là la pratique très sensitive d’un montage du réel. Chaque plan est tout ou partie du corps + sensation, que chaque coupe articule à d’autres membres dans d’autres états. À partir de cette ambition chimérique, Maurel abolit rigoureusement la convention didactique pour élargir l’espace du spectateur. D’abord parce que l’on outrepasse la codification du coming-of-age ; Eva ne connaît pas d’apprentissage au sens propre au cours du film, si ce n’est que l’on voit en effet son corps recevoir (et donc supposément enregistrer) l’expérience et sa vision changer en fonction. C’est d’ailleurs ce par quoi se clôt le film : un regard que l’on sait plein des décharges qu’elle a traversées. L’adolescence, passage d’un âge à un autre, n’est pour une fois pas un arc, pas une quête et surtout pas une bonne leçon mais simplement le réel qui tombe sur le corps du personnage, avec sa part d’arbitraire.

Aussi, l’étude du corps dans l’absolu permet de brasser des sujets aussi durs et politiques que la violence intra-familiale ou la limite du consentement, sans s’adonner au commentaire – sans doute la forme la plus répandue de politisation du cinéma contemporain, qui élude autant la complexité qu’il s’agit d’une monstration de patte blanche bien éloignée de la question esthétique. Maurel fait peut-être le choix le plus audacieux et cinématographique : celui de laisser au spectateur de décider de ce qu’il a vu, de ce qu’il pense d’un personnage quand sa part d’ombre apparaît. Elle parle d’un monde, le nôtre, où le mal n’est ni réprimandé par le telos fictionnel ni même défini per se.

Il tient d’une alchimie précieuse (que les Dardenne, par exemple, n’ont jamais trouvée) que de susciter l’inconfort non pas pour l’expérience de celui-ci mais pour déposer aux yeux du spectateur exactement ce que le réel a d’insoluble. Les mouvements du corps d’Eva, de son père et des autres se contaminent dans un tourbillon qui donne à penser l’indéfinition, le trouble, la potentialité, et c’est peut-être la prémisse la plus prometteuse qu’un premier film puisse porter. 


Victor Lepesant

suenos image.jpeg