Critique du film Tár

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Par Super Seven

le 25/01/2023

SuperSeven :

J’aime les puzzles. Qu’ils soient logiques ou non. Je les aime puisque, que l’on parte des bords vers le centre ou l’inverse, il s’agit toujours d’un jeu de structures et de formes créant un tout indivisible et cohérent – même s’il vise l’abstraction. Le puzzle demande d’ailleurs une certaine humilité : celle de donner toutes les clés à celui qui entreprend de le résoudre, d’accepter que la complexité voulue ne peut être qu’illusoire car nécessairement vouée à l’échec, relatif, du créateur et au succès, tout aussi relatif, du joueur qui oublie qu’il est en réalité guidé. Il s’agit, dans la seconde position, de savoir lire entre les tuiles, pour déceler ce qui se tapit, l’âme secrète et bien gardée de la création, afin d’y trouver l’émotion.

De là, le cinéma ne serait-il finalement pas qu’une sotte affaire de puzzle ? Sotte dans le sens où il ne faut parfois pas chercher très loin, mais seulement jeter le coup d’œil au bon moment pour s’apercevoir de la bonne direction, de la bonne tuile, à choisir dans l’appréhension de l’édifice auquel on fait face. De là, encore, Tár, quant auquel ma passion est facilement devinable. Un puzzle unique en son genre, qui doit au seul travail de la mise en scène, id est de l’élaboration des tuiles, par un cinéaste-architecte (n’ayant rien réalisé pendant seize ans), Todd Field, qui en 158 minutes finit de raviver la flamme d’un cinéma américain en pleine résurrection.

Il est pourtant question de fantômes dans Tár, film moins porté sur la « cancel culture » comme on peut le lire ça et là, que sur l’horreur intérieure et la hantise permanente de son personnage éponyme, l’ogresse Lydia Tár. Cheffe d’orchestre mondialement reconnue au C.V. plus long qu’une intégrale de Mozart – si bien que l’on vient à questionner l’existence véritable de cette personne –, mariée au premier violon de l’Orchestre Philharmonique de Berlin, elle s’apprête à réaliser l’impossible : enregistrer toutes les symphonies de Mahler en live, notamment la Cinquième à l’adaptation considérée compliquée. Elle est prête à tout pour arriver à ses faims : humiliations (comme celle dans un plan séquence vertigineux à Juilliard où elle s’en prend à un jeune refusant de jouer Bach par convictions morales) , décisions guidées par ses seuls désirs (elle succombe peu à peu à une jeune violoniste), etc. ; le monde de la musique apparaît dès lors comme un vaste festin à sa gloire, à l’image de l’entretien introductif, confondant d’authenticité qui donne à voir un être qui s’aime tellement qu’il en devient profondément détestable ; jusqu’au moment où tout est sur le point d’être révélé.

Car Field, d’une habileté de maestro, opère une diffraction du personnage par l’architecture dans laquelle il l’enferme, érodant progressivement l’imperturbabilité de cette génie tyrannique – Tár – qui s’apprête à déchanter. D’espaces larges aux mouvements de caméra amples, il l’enferme dans un vortex cérébral désarmant, inversant l’échelle de représentation au point qu’entre les lignes de la partition tonitruante et excessive de Cate Blanchett se révèle une femme – Lydia – en proie à ses propres pulsions. Une contre-plongée extrême sur elle dirigeant l’orchestre n’est plus tant la manifestation de son pouvoir abusif que l’impression qu’elle donne et a de celui-ci, écrasé par le plafond du bâtiment, ciel concret prêt à lui tomber sur la tête. À mesure que l’étau se resserre, Field, sans jamais tomber dans le piège de la psychologie, fragilise, meurtrit, et, de fait, humanise son monstre, en l’exposant à ce qui lui fait encore plus peur que ce qu’elle inspire : sa propre médiocrité. Celle-là même qui se manifeste dans une dernière heure mettant soudainement les deux pieds dans le plat du surréalisme, où le monstre n’est plus chasseur mais chassé.

Un revirement qui étonne, plaçant plus que jamais Lydia dans une zone grise : a-t-elle commis quoi que ce soit ? Tár/Tár ne répond jamais clairement, laissant en suspens la résolution des accusations – sans jamais en contester ni la véracité ni la gravité –, mais laisse observer l’issue d’une vie placée sous le signe de l’inconséquence, avec toute la tristesse – plus pour ceux qui l’entourent que pour elle – que cela comporte. Surtout, Field agit en vrai cinéaste, et s’oppose en permanence à son propre système de représentation pour mieux en extraire la pureté ; chaque nouvelle scène semble se fracasser sur la précédente avec violence, faisant de Lydia le seul maillon entre elles, usé jusqu’à la moelle. Tár s’impose ainsi comme un film incroyablement vivant, sorte de cure de jouvence incessante aux émotions contraires donc palpables. Et la musique, dans tout cela, me direz-vous ? Le puzzle est fini, alors fermez les yeux et laissez-vous emporter.

Elie Bartin

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