Critique du film Sois belle et tais-toi !

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Par Super Seven

le 22/02/2023

SuperSeven :


SANS FARD ET SANS FILTRE

« […] Par-là, j’entends que, puisque je suis une femme, mon bonheur ne dépende pas de quelqu’un d’autre. Ne dépende pas d’un homme par exemple » - Delphine Seyrig, lors d’une interview en 1972

Actrice et cinéaste, Delphine Seyrig est encore aujourd’hui reconnue comme une figure engagée de la défense et de la cause des femmes, notamment au sein du cinéma. En 1975, lorsqu’elle décide de réaliser le documentaire Sois belle et tais-toi, elle se démarque déjà par ses choix de rôles ainsi que pour avoir travaillé avec des femmes réalisatrices : Marguerite Duras pour India Song, mais aussi Chantal Akerman pour Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles. Elle est aussi signataire, tout comme Simone De Beauvoir, Gisèle Halimi, Jeanne Moreau, Catherine Deneuve ou Bernadette Lafont, entres autres, du Manifeste des 343, pétition parue dans Le Nouvel Observateur appelant à la légalisation de l’avortement, en 1973.

Les années 1970 représentent un tournant pour les femmes, y compris dans l’industrie cinématographique. C’est d’ailleurs en 1974 que Delphine Seyrig, accompagnée de ses deux acolytes, Carole Roussopoulos et Ioana Wieder, forme le collectif Les Insoumuses, qui permettra quelques années après, en 1982, la création du Centre audiovisuel Simone De Beauvoir, dont le but est de produire et conserver des documents à propos de l’histoire des luttes et des créations des femmes.

La balle est donc dans le camp de Seyrig qui, lorsqu’elle passe derrière la caméra, épaulée par Carole Roussopoulos tenant la caméra vidéo, interroge tour à tour, entre la France et les Etats-Unis, vingt-trois actrices différentes, dont voici la liste : Jane Fonda, Maria Schneider, Ellen Burstyn, Shirley McLaine, Louise Fletcher, Maidie Norman, Jenny Agutter, Juliet Berto, Candy Clark, Jill Clayburgh, Patti D’Arbanville, R.de Gregorio, Marie Dubois, Luce Guilbeault, Mallory Millet-Jones, Millie Perkins, Rita Renoir, Delia Salvi, Barbara Steele, Susan Tyrell, Viva, Anne Wiazemsky et Cindy Williams. Tant de noms cités, évoqués dès l’ouverture du film grâce aux photos de chacune d’entre elles et par la voix de Delphine Seyrig elle-même qui les nomme (augmentant de fait, notre chance de les retenir), dans un générique impactant qui retient notre attention immédiatement en donnant une image directe et concrète de celles que nous nous apprêtons à écouter.

Ces femmes, sans fard, en intimité ou en extérieur, n’ayant pas toutes le même âge, ni les mêmes origines, mais toutes liées par une même profession, actrice, conversent avec Delphine Seyrig de leur activité. Filmées en noir et blanc, près de leurs visages, les échanges enregistrés laissent peu à peu entrevoir le ressentiment voire la révolte de ces femmes envers leur métier et, à plus grande échelle, envers leur milieu professionnel. Être une femme actrice, c’est accepter certaines conditions à contrecœur et ce, dès les débuts de carrière. C’est se sentir réduite et exploitée. C’est prendre conscience que les rôles féminins sont très pauvres quand les rôles masculins demeurent beaucoup plus intéressants. C’est accepter contre son gré des rôles de jeune première plus pour des questions alimentaires que pour la qualité du rôle. C’est même réaliser avec amertume que si le choix avait été possible, on ne serait pas devenue actrice. Chacune s’exprime, souvent une cigarette entre les doigts, avec humour, sans filtre, sous le regard bienveillant et les relances de Delphine Seyrig, laquelle fait découvrir des femmes qui, certainement, ne devaient pas être filmées de cette manière à cette époque.

Vues comme des personnes d’égale à égale, elles répondent en toute franchise, n’hésitant parfois pas à demander l’avis de la cinéaste qui répond à son tour ; les actrices, ici, ne sont plus objectifiées, représentées comme de seuls objets de désir. Jane Fonda évoque ses débuts en expliquant qu’on a essayé de lui changer son nez, sa couleur de cheveux, ses seins afin de rentrer dans les critères ‘normés’ de beauté de l’époque à Hollywood : « L’important était axé sur le physique ». La plupart de ces actrices sentent ce que des cinéastes hommes projettent sur elles à travers leurs films. Shirley McLaine, interviewée par Michel Drucker, explique : « Le fantasme des hommes, c’est la femme dans la chambre à coucher. Les femmes sont rentrées dans cette chambre à coucher. Maintenant, elles y sont enfermées. ». Les comédiennes étaient donc avant tout choisies pour représenter l’idée inatteignable d’un fantasme, typiquement masculin, plus que pour incarner un personnage en chair et en os. D’autres déplorent justement le manque d’imagination concernant les rôles féminins parmi ceux qu’on leur propose. Maidie Norman raconte qu’en tant qu’actrice noire, le seul type de rôle qu’elle reçoit se cantonne à celui de la bonne à tout faire, et indique qu’on lui a déjà refusé des rôles d’esclave, ne la trouvant ‘pas assez noire’. Le monde du cinéma, un univers ouvertement discriminatoire. Sur le genre, sur l’ethnie, sur l’âge. Les jeunes actrices sont conditionnées à paraître suffisamment jeunes, même lorsque leurs partenaires ont vingt ans de plus qu’elles. Maria Schneider mentionne ainsi son partenaire de jeu, Marlon Brando, sur le tournage du Dernier Tango à Paris et émet le souhait de travailler avec des acteurs de son âge. Louise Fletcher, de son côté, indique sarcastiquement que tout le monde, elle incluse, continue de trouver Mastroianni séduisant à 50 ans passés, quand les mêmes remarques aux femmes du même âge sont rares, voire inexistantes ; « C’est ce que notre société a développé. Ce qui est jeune et lisse est beau. Ce qui est mûr, plein et plus expérimenté ne l’est pas ».

Dès lors, Sois belle et Tais-toi sidère, son propos restant malheureusement très actuel. Quarante ans avant MeToo, le milieu du cinéma était dirigé et dominé par les hommes, quand bon nombre de femmes étaient opprimées et assujetties, d’où la nécessité de cette interrogation sur les clichés véhiculés vis-à-vis de la femme filmée. Les actrices, toutes conscientes de leur statut, sont interrogées individuellement et, pourtant, elles semblent se répondre, confirmant que ce que l’une a ressenti dans son parcours, une autre l’a sans aucun doute connu aussi. Le sentiment d’être dominée, réduite à un unique archétype, l’impression de ne pas pouvoir choisir par soi-même et parfois même de ne plus réellement savoir qui l’on est. « Ce n’est pas moi, c’est quelqu’un d’autre », dit par exemple Anne Wiazemsky à propos de ses rôles.

Sorti pour la première fois dans les salles françaises en 1981, Sois belle et Tais-toi n’a pas fait grand bruit, excepté une virulente critique par un certain Jean-Luc Godard. Si le documentaire continue d’exister grâce au Centre Simone De Beauvoir, qui en permet par ailleurs de nombreuses projections thématiques, il reste, espérons-le, un espoir : celui de parler du film, d’en débattre, de le diffuser le plus possible et de ne pas laisser s’enterrer le fruit du travail de Delphine Seyrig, ainsi que de Carole Roussopoulos, maintenant que les oreilles semblent aujourd’hui plus attentives qu’il y a 50 ans…


Talia Gryson

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