Critique du film Seuls les pirates

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Par Super Seven

le 05/02/2023

SuperSeven :

Seuls les pirates, titre laissant présager un récit d’aventure, dresse en fait une chronique de la France péri-urbaine. Thème et lieu longtemps évacué dans le cinéma français, une nouvelle esthétique est en train de naître avec des projets tels que Viens je t’emmène (2022) d’Alain Guiraudie ou le plus discret Le Boug Doug (2020) de Théo Jollet, qui appuient véritablement leur intrigue sur les conditions de vie de la France du milieu, apparemment calmes et ennuyeuses. Mais tous ces films faisaient le choix d’introduire des évènements étranges, parfois surnaturels, et surtout exceptionnels pour rendre compte du vécu à la fois morne et pourtant peu commun de ses habitants. Gaël Lépingle, lui, ne prend pas ce parti. Il part du quotidien de ses acteurs, habitant réellement les alentours d’Orléans, ayant lui-même habité ces lieux autrefois, et juge que le tournage d’un film est déjà suffisamment exceptionnel. Ce qui en ressort est un cinéma du vécu, incarné, une vie que le réalisateur, que les acteurs, que les spectateurs ont peut-être connue.

Seuls les pirates est ainsi caractérisé par un aspect documentaire mais laisse aussi beaucoup de place à l’imaginaire. Un imaginaire qui semble naître face à la caméra, mais qui apparaît surtout là où il est nécessaire, dans une commune périphérique calme, dans des zones commerciales moroses et assez laides dont tout le monde voudrait s’échapper. L’échappatoire choisie ici n’est pas celui de changer de lieu mais de changer le lieu, à l’aide des histoires extraordinaires que les personnages s’inventent pour supporter vivre dans un endroit que tout le monde dénigre et méprise. L’imaginaire se développe toujours à partir des « moyens du bord », un carnet et un stylo, des bouts de tissus et de cartons, du fil et de la colle. Tout provient de ce qui est en soi et autour de soi, et jamais d’un évènement externe. Un jeune étudiant se rêve en pirate, quelques adultes, eux, en criminels. Si certains paraissent réellement commettre des délits, le fait de les filmer toujours parlant mais jamais agissant laisse présager des rêveries. Les acteurs, et notamment celui du personnage principal Géro, puisent dans leur imagination à la fois pour faire un film et pour pallier la fatalité de la réalité. Géro ou Ludovic Douare, le personnage et son acteur, risque une expulsion de sa maison et la démolition de son théâtre de quartier. Dans Seuls les pirates réalité et imaginaire s’intriquent donc brillamment, l’un étant la condition de l’existence de l’autre.

La perte de son territoire est au cœur de ce récit, que ce soit un étudiant en exil pour avoir occupé son université, un homme expulsé de chez lui ou un réalisateur qui retourne là où il a grandit et trouve un environnement très différent. Parallèlement, la mairie développe des projets de réaménagement du territoire, afin de faire de ces lieux oubliés des quartiers attractifs, modèles d’un vivre-ensemble, alors même que cela est imposé au détriment de l’avis des habitants, entendus mais non écoutés, et de la vie de Géro. En filigrane, Seuls les pirates soulève des enjeux politiques : à qui appartient un espace public ? Visiblement au maire et quelques promoteurs, ou encore au directeur d’université. Puis quels lieux sont-ils dignes d’être filmés ? Au cinéma, il faut être de la ville ou de la campagne pour être un paysage digne d’intérêt, mais il ne faut pas être situé dans un entre-deux qui n’offre les avantages ni de l’un ni de l’autre. Il s’agit là d’un principe esthétique lié en réalité à une politique de centralisation bien française, entre Paris et quelques pôles qui, de fait, ne rend pas anodin le choix de filmer ailleurs. Gaël Lépingle pose ainsi un regard artistique sur ce qui ne l’est absolument pas. Il parvient à renouveler notre regard sur des paysages que nous avons vu cent fois, dans lesquels nous avons vécu sans leur accorder la moindre valeur. Il ne les enjolive pas mais, par le fait d’y poser une caméra, leur restitue une légitimité d’existence, montre que s'y trouve tout de même des brèches de vies, d’idées qui valent autant que les autres.

Le jeu des acteurs sonne en revanche parfois plus faux. Ils sont très bons lorsqu’ils jouent l’incarnation d’eux-mêmes, et patinent lorsqu’ils doivent jouer des moments plus écrits. Premier long métrage de fiction du réalisateur (il a été tourné avant L’été nucléaire, sorti l’an dernier), cela témoigne d’un passage pas toujours simple depuis le documentaire. Mais sa volonté de coller encore au réel lui donne aussi son envergure. Le corps des acteurs est vrai jusque dans l’état de leur dent, les mouvements des corps subordonnent toujours les mouvements de la caméra. Enfin, la magie du film repose largement sur la prestation de Ludovic Douare, qui fait de sa déficience vocale un véritable organe poétique, du tragique de sa vie une aventure artistique. Seuls les pirates produit un résultat touchant, vrai et digne d’être vu.


Léa Robinet

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