Critique du film Ricardo et la peinture

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Par Super Seven

le 20/11/2023

SuperSeven :

Le goût de la beauté

Cela commence comme un film d’aventure et se termine comme un autre, de vacances cette fois. Entre les deux la vie, tout simplement. Plus précisément, la vie de l’art ou l’art de vivre. Ricardo et la peinture, à la conjonction de coordination finement choisie (ce ne pourrait être « ou » ni « est », trop prétentieux, mais seulement cet humble « et » de l’accompagnant), donne le la d’une histoire(s) de l’art au passé et au présent, habile mélodie à quatre mains dont la partition s’écrit au fil des éléments. Par ceux-ci entendez autant l’eau, la terre et le vent (sans oublier le feu intérieur du peintre) – tous palpables sur cette côte bretonne mais aussi à Narbonne ou au bois de Boulogne –, que les petits panneaux sur lesquels travaille Ricardo Cavallo (et qu’il appelle, donc, « éléments »), fragments d’œuvres toujours plus grandes qu’elles n’y paraissent. D’emblée Barbet Schroeder réussit son pari : faire d’un ami une figure de cinéma, étrange mélange d’Aguirre et de Van Gogh, dans la continuité inverse des autres (auto)portraits qu’il a brossé sur les figures du mal. Continuité inverse puisqu’il n’est pas ici question de révéler le mal au gré d’un jeu de montage complexe mêlant archives et entretiens croisés mais plutôt d’embrasser la simplicité de la beauté qui ne se cache pas tant si l’on prend le temps de l’observer.

C’est ce rapport au temps qui est l’alpha et l’oméga du récit. Barbet commence par montrer Ricardo peindre dans sa grotte, enchaîner les éléments de sa nouvelle création qu’il paraît être sur le point de finir. Une fois rentré, il assemble ses panneaux, comme un monteur fait se joindre les bouts de pellicule, et là : catastrophe, l’artiste trouve son travail raté, tout est à refaire ! La déception, le temps passé qui donne lieu à un échec au présent – que le futur rattrape in fine, dans un insert post générique du tableau accompli, qui finit de révéler l’artiste comme un super-héros. Pour autant, pas de panique, seule compte la patience, alliée absolue de l’exigence qui ne proscrit pas une certaine jouissance. L’ascète Ricardo – exilé au fin fond de la Bretagne, mangeant du riz à chaque repas depuis son enfance, habitué à dormir au sol ou les fenêtres ouvertes même en hiver – est sage comme le vieux chêne qu’il aime tant peindre et espiègle comme les enfants qu’il encourage à créer dans le cadre de l’école qu’il a fondée. Surtout, il prend le temps d’observer afin de trouver de la beauté dans tout ce qui l’entoure. Le moindre mouvement peut lui rappeler l’intensité d’un tableau de Velasquez (son maître absolu) et son esprit alerte implique une logique de collage organique que Schroeder saisit en plein vol. Ainsi, dans un élan étrangement godardien, Ricardo met en parallèle sur un mur une statue aztèque et un tableau de Raphaël de la même époque, ou étale ses lectures diversifiées sur son lit, toujours dans l’optique de créer de nouvelles associations d’idées étonnantes, enrichissantes et émouvantes ; tout est histoire d’intuition, de vivacité, de bouillonnement intense au cœur duquel Monet, Goethe et Fellini coexistent et fusionnent.

Pas de référence gratuite ou de ton professoral, seulement l’incarnation même d’une certaine passion qui trouve sa source dans une modestie déconcertante ; celle du rythme de vie de Ricardo et celle des moyens de Barbet. Faire un film, comme peindre un tableau, redevient par la pureté des regards croisés une affaire d’artisanat, de savoir-faire accessible à tous (en témoigne la dimension transgénérationnelle du projet, entre les jeunes techniciens entourant Barbet et les enfants de tous horizons peignant chez Ricardo). Que l’image tremble ou que tout ne soit pas parfait, que les éléments ne s’assemblent pas dans une continuité idéale, tout cela importe peu face à l’importance du geste mu par une intention sincère. Ainsi, voir Ricardo enlever son gant pour toucher la souche d’un des arbres fétiches de sa jeunesse récemment abattu s’inscrit dans la démarche mystico-réaliste du film, où le sacré et le profane existent de concert et se confondent dans l’acte de foi qu’est la création. Quand les tableaux du même arbre apparaissent dans la foulée par le montage, la sensibilité du geste au présent de Ricardo est renforcée par celle de son geste passé de peintre, d’autant que le jeu d’assemblage des éléments laisse entrevoir le caractère étrangement vivant de son œuvre. En retirant les panneaux de la partie supérieure, seuls restent ceux représentant la souche, comme si l’art de Ricardo était par essence évolutif, intrinsèquement lié aux paysages dont il capture la grandeur et les possibles évolutions tout en restant à sa petite place d’homme ; son panorama malléable à l’envi sur 360° intervient comme la forme absolue de ce regard organique sur son environnement.

C’est en acceptant sereinement ce passage du temps, leur vieillesse en décalage (ils sont amis depuis quarante ans mais Barbet est plus âgé d’une dizaine d’années) et leur petitesse face à l’art mais surtout au réel que les deux compères réalisent leur plus grand accomplissement, celui de rajeunir simultanément. Leurs marches au ralenti dans les galeries de grands musées sont suivies d’escapades burlesques dans les escaliers menant à la chambre de bonne parisienne de Ricardo, faisant de leur entente et de leurs conversations une source intarissable de jouvence. Surtout, leur infaillible conviction commune en ce qu’ils (s’)aiment les nourrit d’une solidité imperturbable. Un plan fixe montre un tableau imposant tomber face contre terre à la suite d’un coup de vent sans que le peintre ne s’en inquiète une seconde, pour finalement révéler une absence totale d’égratignure. Cette seule image de la calme confiance du créateur, comme celle de Schroeder derrière sa caméra qui observe sans chercher à dramatiser l’événement, s’avère d’une humilité (et même d’une absurdité) déconcertante et puissante. Il suffit alors de relever l’œuvre pour mieux la regarder et contempler, tout simplement.


Elie Bartin

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