Critique du film Raging Bull

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Par Super Seven

le 11/04/2023

SuperSeven :


SOUFFRIR POUR LA VICTOIRE

« Ceci n’est pas un film sur la boxe » - Martin Scorsese

Qu’y a-t-il encore à raconter sur Raging Bull ? Pourquoi ce film décidément culte, remis dans le contexte de la filmographie de Martin Scorsese, et même dans l’histoire du Cinéma en général (il a maintenant plus de quarante ans !), fait-il couler encore tant d’encre ? Peut-être parce qu’il est, à l’image de son réalisateur ainsi que du boxeur dont il peint le portrait, légendaire. Le sujet n’est autre que Jake LaMotta, boxeur qui tient la réputation d’être sanguin, sans pitié pour son adversaire, prêt à tout pour ne pas défaillir sur le ring.
Raging Bull, dans sa conception, ne peut se résumer au simple biopic du sportif. Il s’agit plutôt, en réalité, d’une quasi-autobiographie de Scorsese, qui, de son propre aveu, ne connaissait véritablement pas grand-chose de la boxe mais nous livre une facette de lui-même. En effet, après le succès de Taxi Driver et malgré l’insistance de Robert De Niro qui souhaite faire ce projet, Scorsese n’y montre aucun intérêt. Il préfère tourner New York, New York (1977), qui l’affaiblit au point de succomber à une longue période dictée par l’automédication et la cocaïne. C’est précisément lorsqu’il sort, non sans difficulté, de cette descente aux enfers que Raging Bull finit par trouver grâce à ses yeux. Le rise and fall (typique de son cinéma), la soif de gloire, le sentiment omniprésent de culpabilité, l’automutilation, l’envie de rédemption… Lui qui se sentait jusqu’ici spectateur du projet s’approprie complètement l’histoire. Ne reste plus qu’à Paul Schrader, déjà à l’œuvre sur Taxi Driver, de réécrire le scénario pendant six longues semaines, pour donner plus de relief à LaMotta, le rendre plus complexe, moins ‘lisible’.
Raging Bull dénote de tous les autres films de boxe, ne serait-ce que par l’intention de ne pas rester derrière les cordes mais d’être directement sur le ring. La caméra, portée à l’épaule, épouse les mouvements de Jake face à ses adversaires lors de ses combats, et nous procure un net sentiment de promiscuité. Nous sommes constamment avec Jake, nous ressentons sa rage et son envie de clouer son adversaire au tapis, quitte à en baver et en saigner.

Sur le ring, LaMotta devient une bête de foire, un animal sauvage que personne, pas même son propre frère, ne peut dompter. Lui-même, en proie à ses émotions et son désir de tout détruire, n’arrive pas à s’apprivoiser, d’où son surnom légendaire de « Taureau du Bronx ». Connaissant De Niro, adepte de la méthode de l’animal (consistant à observer les animaux pour améliorer ses interprétations), il n’est pas improbable qu’il se soit intéressé aux taureaux !
Cela dit, Raging Bull demeure un film biographique. L’ouverture se rapproche du style documentaire avec un discours de Jake LaMotta, aux airs d’interview dont nous serions les journalistes, qui nous annonce la teneur de son personnage d’emblée : il est fier, conscient de son pouvoir, semble avoir digéré ses failles. D’ailleurs, son premier combat montré ne résulte pas sur une victoire, mais sur sa première défaite, cuisante ; Jake en sueur et en sang, les bras emmêlés dans les cordes, son frère Joey comme seul repose tête… Il est loin de l’image du héros invincible ; il incarne un être bestial, assoiffé de sang, prêt à se battre au corps à corps jusqu’à l’épuisement. Sa plus grande force et sa plus grande faiblesse sont qu’il est prêt à délaisser son humanité, dans le but incertain de goûter à la victoire.

Jake n’est pas plus sympathique dans sa vie personnelle qu’il ne l’est sur le ring. Il considère sa première femme comme une esclave, lui exige de lui servir la viande la plus sanguine possible. Il balaie la table devant lui pour manifester son mécontentement. Son seul moyen de communication avec elle passe par le corps, réside dans les coups. Son antipathie et sa violence le poursuivent jusque dans sa vie conjugale. Sa seconde épouse, Vickie, ne sera pas non plus épargnée. Impulsif, incontrôlable, Jake cache sa soif d’affection et son manque d’amour derrière ses accès de colère, manifestations claires de sa jalousie maladive.
Confondant l’amour et la haine, qui pour lui ne forment qu’un seul et même sentiment, LaMotta n’a que la boxe comme défouloir pour exprimer sa rage qu’il refoule jusqu’à un certain point. Entre les combats, l’envie de s’en prendre à ceux qu’il dit aimer, ainsi qu’à lui-même, ne manque pas ; il soupçonne sa femme de le tromper avec tous les hommes qu’elle côtoie, y compris son frère, qu’il harcèle pour s’entendre dire si ce dernier est bien l’amant de Vickie. Une des premières scènes appuie cette contradiction qui l’anime, lorsque Jake insiste auprès de son frère Joey pour qu’il le frappe au visage : il souhaite prendre un coup, infligé par quelqu’un qu’il aime et qui l’aime. Joey refuse d’abord catégoriquement, ne saisissant pas l’intention, mais Jake arrive à le pousser à bout.
Le combat entre LaMotta et Robinson (probablement le plus célèbre du film) scelle le plus gros paradoxe chez LaMotta, tiraillé entre son imposant égo et son incessant besoin d'automutilation. Il se laisse frapper par Robinson encore et encore, jusqu'à ce que son souffle soit coupé – l’impressionnant travail du son donne la sensation que le temps s'arrête et que la mort n’est pas loin –, jusqu'à ce que le sang coule à flot. Comme si LaMotta se laissait dévitaliser par l'adversaire, tout en restant debout. « Tu ne m'as pas cloué au tapis ».
Ses déboires ont toutefois raison de lui. Il ne finit pas au tapis mais en cellule, incarcéré pour détournement de mineures. Là où, dans le ring, conscient de sa surpuissance et de son importance, Jake pouvait intimider ses adversaires afin de se sentir meilleur à propos de lui-même, il se retrouve, en prison, en tête à tête avec son ombre comme seule partenaire, en proie à ses tourments. Son plus grand ennemi n’est autre que lui-même. Dès lors, il ne lui reste plus qu’à se frapper ardemment la tête et de cogner ses poings contre les murs.
Les combats n’étaient en réalité que sa manière personnelle d'expier ses fautes, de détruire et /ou de se laisser détruire. Battre son ennemi, pour se battre contre soi. Il faut attendre l’ultime scène pour que LaMotta arrive enfin à se regarder dans un miroir, acceptant ce qu’il est devenu. « C’est toi le boss » dit-il, avant d’enchainer avec quelques coups dans le vide, un sourire -traduisant sa nouvelle confiance en lui – se dessinant sur son visage. Les coups ne sont plus des armes de défense ou de punition désormais, mais bien d’encouragement.
Tout compte fait, Raging Bull demeure l’une des, si ce n’est l’œuvre la plus personnelle de Scorsese. A l’instar de LaMotta, libéré de ses démons, il livre le récit d’un protagoniste tourmenté, cherchant tant à se faire pardonner qu’à se pardonner lui-même.


Talia Gryson

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