Critique du film Queer

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Par Super Seven

le 27/02/2025

SuperSeven :


Un an après son projet le plus commercial jusque-là, Challengers, Luca Guadagnino continue de surprendre en revenant sur un terrain plus “expérimental”, du moins loin des conventions hollywoodiennes. Avec Queer, il se lance dans une adaptation du livre éponyme de William S. Burroughs (notamment auteur du Festin Nu), jugé inadaptable mais qui convoque en un sens les œuvres passées du cinéaste en un seul bloc.

Il faut dire que le matériel source n’est pas des plus simples : une autofiction écrite dans les années 50 et seulement publiée en 1985 — que Burroughs n’a jamais voulu relire dans ce laps de temps — où l’écrivain dresse un portrait critique de lui-même à travers un personnage (William Lee) et ses diverses addictions, dont celle de s’engager (ou plutôt le contraire) dans une myriade d’actes sexuels avec des hommes inconnus, souvent plus jeunes que lui. Cela prend la forme d’une histoire d’amour a priori conventionnelle (Lee veut Eugene Allerton, dont on ne sait pas réellement les intentions), avant que Queer ne s’enfonce dans la psyché de son personnage et l’accompagne dans sa recherche de yagé (d’où vient l’ayahuasca) afin de pouvoir communiquer par télépathie.

La première moitié retrouve le souffle romantique de Call Me By Your Name et Bones & All, lesquels traitent si bien de l’impossibilité de l’amour – ou du moins de l’amour mais au mauvais moment, quand il est voué à l’échec – qui guette ici aussi. Guadagnino s’en éloigne toutefois progressivement, préférant embrasser la veine psychédélique de son récit tout en convoquant des décors rigides et froids qui renvoient à l’âpreté de son Suspiria lors de la déambulation dans la jungle des deux amoureux qui précède la plongée dans un troisième acte surréaliste — entièrement écrit par le scénariste Justin Kuritzkes — puisant parfois dans la propre vie de Burroughs. On y trouve une référence à Joan Vollmer, ancienne compagne de l’écrivain ici anonymisée mais reconnaissable, qui revient à plusieurs reprises, d’abord en corps incomplet remettant l’orientation sexuelle de Lee/Burroughs en question (et par la même occasion, montrant l’intrication des addictions aux drogues du couple) mais surtout dans l’assassinat accidentel de Vollmer par Burroughs, que Guadagnino met exactement en scène (une balle dans la tête en voulant tirer sur le verre posée, à la Guillaume Tell) pour ses deux personnages, symbolisant la mort et la disparition de l’être aimé dans la vie de Burroughs et de son alter ego Lee.

En tournant quasi-intégralement son film à la Cinecittà, le cinéaste crée un monde proche du nôtre mais dont le « faux « est toujours discernable et en devient (parfois) grossier au fur et à mesure que le film se détache de la réalité : inserts sur des maquettes, plans de route aux images par seconde légèrement accélérées (rappelant l’ultime moment de la danse finale de Suspiria) et avions miniatures… Le Nouveau Mexique de Queer est un reflet de notre monde, notion revenant ensuite dans le récit lorsque l’ayahuasca se révèle être, lui aussi, un miroir et non pas un « portail pour discerner quelque chose de nouveau sur soi ».

Cette construction des décors pour ancrer son récit dans un esthétisme qui lui est propre va de paire avec l’idée centrale du récit qu’est le sentiment de contrôle, particulièrement présent dans la relation entre William Lee et Eugene Allerton (son compagnon de trente ans son cadet). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard : Burroughs a théorisé la société de contrôle, plus tard reprise par Gilles Deleuze qui l’évoque comme une façon de « gérer l’agonie et occuper les gens » laquelle fait écho au film. D’où la télépathie, outil de contrôle « suprême » : habiter « l’âme » de quelqu’un et lui parler sans qu’il ne puisse éviter cela. Quelque chose de beau sur l’instant (partager quelque chose d’unique avec une personne) mais évidemment très discutable, oubliant toute notion de corps. Dans son Post-scriptum sur les sociétés de contrôles, Deleuze parle de la disparition des individus constitués en « corps », une théorie que le cinéaste reprend (très) littéralement dans une scène dansée, où Allerton et Lee se mélangent au point de n’être plus qu’un à la fin. Loin de l’usine et du patronat auquel s’attache le post-scriptum, Guadagnino imagine l’impossibilité de la réussite de cette disparition (au même titre que l’impossibilité de leur union) pour Lee & Allerton, car l’amour, aussi fort soit-il, n’occupe pas la même fonction d’uniformisation entre eux : Lee le voit comme un échappatoire à ses addictions tandis qu’Allerton tente de se trouver à travers cela.

Tout est en réalité contenu dans une scène : un extrait d’Orphée de Jean Cocteau, qui invite Jean Marais à franchir le miroir et de vivre plutôt que de comprendre. Une invitation au laisser-aller pour la relation Allerton-Lee mais aussi pour le troisième acte qui délaisse toute forme de narration traditionnelle pour tendre vers le sensoriel – notamment par le son, avec ces voix télépathiques profondes ou le bruit du feu, mais également par les magnifiques lumières de Sayombhu Mukdeeprom, texturant la peau comme si on pouvait la ressentir. Ici, c’est Allerton qui tente de vivre et Lee qui tente de comprendre. Une différence illustrée par des surimpressions spectrales de Lee effectuant de tendres gestes (caresses du visage, étreintes…) sur Allerton, fantasmes ne pouvant se concrétiser matériellement du fait de son comportement écrasant et toxique tout au long du film – il veut que l’attention d’Allerton lui soit exclusive par jalousie, il le force à se rendre dans la jungle pour l’accompagner... Cette logique d’effacement punitif du personnage par la mise en scène prend également forme quand William se drogue pendant que la caméra, cadrée sur lui, se rapproche doucement et tend à montrer toute l’explosion de solitude et de désincarnation sur le seul visage de Daniel Craig, mélancolique et fabuleux dans un rôle qui semble avoir été créé pour lui. Drew Starkey n’est pas en reste, jouant l’effarouché et le désintérêt progressif à la perfection. Guadagnino fait aussi briller des méconnaissables Leslie Manville (en scientifique droguée mais empathique) et Jason Schwartzman (en cruiser quasi-miroir du Lee de Craig), apportant des couleurs à un Mexique dénué de personnalité.

Luca Guadagnino dit de Queer qu’il est son projet le plus personnel, sans réellement expliquer pourquoi. On sait qu’il a lu le livre à l’âge de 17 ans et qu’il l’a accompagné sur le reste de sa vie, lui qui a maintenant 53 ans. Est-ce car Queer incarne l’ayahuasca de Guadagnino : un miroir de soi, plus qu’une porte ouverte, et dont la lecture du roman a amené le cinéaste à ne pas forcément aimer ce qu’il a pu en voir ? Difficile de le savoir et l’affirmer mais ce qui est sûr, c’est que cette découverte de Burroughs a définitivement ouvert une porte chez Guadagnino dont une partie de l'œuvre peut être revue par le prisme de la société de contrôle théorisée par l’écrivain. Un peu dans Call Me By Your Name (une forme d’emprise liée à l’écart d’âge entre Elio et Oliver), beaucoup dans son Suspiria où le contrôle du corps continue une boucle de maternité toxique, étouffante au point d’enlever toute identité aux danseuses/soeurs de la Tanz Academy de Berlin. S’il est compliqué d’aborder (voir) Queer et encore moins de l’analyser ou d’écrire dessus (comprendre), il incarne plus que jamais la confusion autour de la place de Guadagnino dans l’industrie américaine, auteur insaisissable et venimeux dont on espère voir le poison se répandre encore et encore.


Pierre-Alexandre Barillier

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