Critique du film Quatre chemises blanches

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Par Super Seven

le 11/09/2025

SuperSeven :

La soif de créer

Dans son long métrage phare, Quatre chemises blanches (1967), le cinéaste letton Rolands Kalniņš livre un plaidoyer pour l'art et la création, à travers des jeunes passionnés de rock et d'art visuel. Il retranscrit l'esprit d'une époque, les années 1960, où la jeunesse enserrée dans le carcan de la société d'alors, surtout sous le joug communiste, ne cherche qu'à s'émanciper... ou, plus simplement, à vivre. Assez vite, Rolands Kalniņš oppose la joie des héros et de toute une jeunesse à un régime autoritaire qui veut les mettre sous sa coupe. On suit les (més)aventures de Cēzars Kalniņš (Uldis Pūcītis), jeune réparateur de téléphone mais aussi poète et musicien à ses heures perdues, ainsi que de son groupe de rock et de sa petite-amie Bella (Līga Liepiņa). Opposée à eux, Anita Sondore (Dina Kuple), fonctionnaire zélée de la culture, amère, a envoyé une lettre à la censure pour dénoncer la bande, qui pervertirait la jeunesse : elle ne goûte pas les métaphores et les différents niveaux de lecture de leurs chansons. Rolands Kalniņš confronte ainsi l’enthousiasme créatif, la spontanéité et l’impertinence de ses jeunes héros à la duplicité d’Anita Sondore, incarnation unitaire du régime communiste et de la censure gouvernementale. Le générique d’ouverture donne le ton : il est tracé à la craie colorée sur le sol, agrémenté de dessins enfantins, tandis que la caméra le parcourt dans un savant travelling arrière. Quatre chemises blanches est placé sous le sceau de la jeunesse, de l’allégresse et de l’inventivité artistique. Puis, quelque temps plus tard, une séquence assez longue dépeint une grande fête organisée par un couple de jeunes qui viennent d’emménager dans un logement collectif. Le ton est joyeux, exubérant. Ils ont ramené tous leurs amis, un peu trop alcoolisés, qui font un vacarme d’enfer. La caméra filme en plan d’ensemble l’appartement bourré de jeunes gens qui font de la guitare, chantent, dansent, certains affalés dans des canapés ou des hamacs, avant de s’attarder sur plusieurs groupes et, finalement, de suivre Cēzars qui finit par s’introduire complètement éméché chez la voisine, qui n’est autre qu’Anita Sondore, laquelle le chasse sur un ton mi-agacé, mi-amusé. Cela n’est pas sans rappeler le cinéma occidental et d’Europe Centrale des années 1960, pop, vif, coloré, frondeur. On pense bien sûr à la Nouvelle Vague française, et à des films de Jean-Luc Godard (À Bout de Souffle, Bande à part, Pierrot le Fou) ou François Truffaut (Jules et Jim), dans cette recherche d’une esthétique spontanée, la description réaliste des relations (« je t’aime… moi non plus »), ou la mise en scène de jeunes adultes désœuvrés, entre bêtises régressives et spleen introspectif. On pense aussi à la Nouvelle Vague tchécoslovaque et à ses cinéastes modernes et irrévérencieux (Miloš Forman, Štefan Uher, Jiří Menzel, Věra Chytilová, Jaromil Jireš…), qui furent une source d’inspiration plus directe pour Rolands Kalniņš, les films tournés sous le Rideau de Fer circulant bien plus librement dans la zone sous contrôle soviétique que les films tournés aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest, ces derniers étant censurés.

Kalniņš manifeste un goût pour le désordre, que ce soit dans ses plans d’intérieurs, chargés d’objets en pagaille ou à travers un scénario non linéaire, qui s’autorise de multiples digressions (l’action parfois frénétique côtoie des apartés contemplatifs et des débats animés), loin de l’image d’une jeunesse rangée et obéissante attendue par les autorités. Il faut dire que les chansons rock ne sont pas tout à fait innocentes. Rien que le titre du film, Quatre chemises blanches, pose problème et est censuré en 1967 pour devenir Respirez profondément, issu d’une réplique répétée plusieurs fois. Quatre chemises blanches est le nom et le début d’une des chansons du film, aux paroles fantaisistes et absurdes en apparence… où l’on apprend rapidement qu’il n’est pas tant question de chemises, qui ne sont qu’un prétexte ou plutôt une métaphore pour parler de conscience : « Si un jeune hommes a quatre chemises blanches, Il peut traverser la vie sans trop réfléchir. Et seulement de temps en temps, quelqu’un lui rappelle : La chanson ne parle pas de chemises, elle parle de conscience. La première chemise est pour rencontrer le patron [...] ». La musique se veut politique et subversive, comme au temps de la Tchécoslovaquie de Václav Havel et de la Charte 77 ou plus tard dans les années 1980, à l’instar de Leto (2018) de Kirill Serebrennikov duquel on peut rétrospectivement le rapprocher. En effet, tous deux montrent l’importance du rock pour les jeunes sous le régime communiste, en s’exprimant à travers un langage cryptique pour les autorités. Les séquences musicales sont souvent longues – plus sages chez Kalniņš que Serebrennikov –, donnant la possibilité à la musique de pleinement s’épanouir, faisant presque lorgner le film du côté de la comédie musicale. Surtout, elles font toujours écho à ce qui se joue pour Cēzars et les siens, oscillant entre des moments rock et mouvementés, et d’autres plus folkloriques, nostalgiques et mélancoliques. Car le désenchantement guette et, comme le film lui-même, les héros sont accablés par la censure. Anita Sondore obtient gain de cause auprès des autorités lors d’une réunion du comité dominée par l’hypocrisie et l’absurdité. Entre les membres du comité de censure qui y sont arrivés par hasard, ne comprenant rien à la poésie ou à la musique, ou ceux qui ont été forcés de l’intégrer, contre leurs opinions, et qui laissent se dérouler la mascarade sans vouloir se compromettre en y prenant la parole, le verdict est sans appel : Cēzars et son groupe doivent réécrire leurs chansons, voire en supprimer certaines. Éthique personnelle et poésie sont alors intrinsèquement entremêlés : notre héros ne veut pas se renier et retirer ou transformer des passages de ses chansons. Lors d’un grand moment de découragement et de dépit, alors que le manager de Cēzars suit les recommandations gouvernementales sur l'œuvre du groupe, Cēzars se retrouve par hasard à réparer le téléphone d’un artiste peintre. Ce dernier peint de façon originale, à la fois expressionniste et symboliste, dans un style qui n’est pas celui promu par le régime. La pure contemplation des peintures de cet artiste trouve un écho dans la tête du parolier qui se met à imaginer une chanson, un duo entre son ami musicien Pauls et sa compagne Bella. Dans un champ-contrechamp plein de grâce et d’onirisme, leurs visages nimbés d’une lumière bleutée se répondent au même titre que leurs voix, accompagnées d’accents de musique traditionnelle balte. Cette plongée de Cēzars dans son âme lui permet de se retrouver. L’inspiration le gagne et il déboule ensuite au au studio d’enregistrement pour proposer ses idées de composition à ses camarades. On assiste alors à une très belle séquence de créativité dans l’effervescence, le réalisateur Rolands Kalniņš prenant plaisir à retranscrire ce moment de chaos artistique où l’on crée : Cēzars émet des idées, joue quelques notes au piano, corrige des paroles, son manager renchérit… et ils arrivent à mettre en place une séquence musicale qui les enthousiasme. Au préalable, entre la scène chez le peintre et l’arrivée de Cēzars dans le studio, on assiste à une séquence poétique qui fait office d’interlude, où des comédiens-danseurs se livrent à une étonnante pantomime face caméra. Ils miment des gestes, esquissent des pas de danse, et surtout jouent avec leur visage, tel un masque, en se transmettant l’un après l’autre un sourire, qui illumine leur face… et la rend triste dès qu’ils confient ce sourire à leur voisin. C’est un moment d’art total, qui montre à quel point l’expression artistique est une préoccupation centrale pour le réalisateur Rolands Kalniņš : elle déborde de partout pour enchanter la ville de Riga, ses environs, ses habitants et leur quotidien, et tirer le film vers le réalisme magique, en rappelant Les Chaussons Rouges de Michael Powell et Emeric Pressburger. Un ultime vent de fantaisie qui jure avec les attentes gouvernementales, régies par l’austérité voire le naturalisme, mais qui témoigne de la vitalité intellectuelle et créative de cette Europe coincée par le Rideau de fer, incarnée ici par l’un de ses plus courageux artistes qui n’a jamais cessé de lutter contre la répression – Pierre et éclats (1966) et Climat Maritime (1974) en ont aussi fait les frais – en filmant la beauté et l’audace de cette jeunesse qui veut vivre et qui crée, envers et contre tout.

Adrien Fondecave

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