Critique du film Presence

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Par Super Seven

le 09/02/2025

SuperSeven :


De la génération de cinéastes américains indépendants émergée dans les années 90, Steven Soderbergh demeure l'un des cas les plus fascinants. Son parcours, inauguré par l'onde de choc Sexe, mensonges et vidéo (1989), n'a cessé d'osciller entre les genres et les styles, du biopic expérimental (Kafka) aux films de braquage au casting rutilant (la série des Ocean’s) en passant par une nouvelle adaptation du roman Solaris, traçant une trajectoire des plus sinueuses.

Soderbergh revient aujourd’hui dans nos salles (une première depuis Paranoïa en 2018, ce qui suit est sorti sur plateforme) avec Présence, film d'horreur suivant la famille de Chloé, lycéenne endeuillée par la mort de sa meilleure amie, victime d'une overdose. En plein emménagement dans une maison dont la quiétude dissimule une entité spectrale, Chloé et les siens deviennent les sujets d'une expérience de mise en scène radicale : le film adopte exclusivement le point de vue du fantôme. Lors de la visite des lieux par la famille, guidée par une agente immobilière (Julia Fox), la caméra errante, en apesanteur, se pose en observatrice muette. La mère (Lucy Liu), figure d'autorité, impose sa volonté d'acheter, tandis que le père (Chris Sullivan) tempère son enthousiasme, inquiet pour Chloé. Le fils, Tyler, aspirant nageur dévoué à sa mère, incarne l'insouciance brutale du pragmatisme. La première ligne de fracture familiale se dessine alors, opposant père et fille à mère et fils.

Ce voyeurisme spectral, qui évoque celui physique puis magnétique de Sexe, mensonges et vidéo, se distingue par son absence de filtre humain. C'est l'espace lui-même qui, ludiquement, scrute les personnages, convertissant la maison en un territoire psychologique mouvant au fil des plans ; un jeu de dimensions qui croît lorsque le spectre accompagne Chloé se perdre face au miroir du salon, redéfinissant la pièce et sa silhouette pour traduire le piège dans lequel elle est prise. Ne trahissant jamais l’aspect organique et mouvant de cette entité, Présence s’amuse des conventions classiques dans un élan de frustration du spectateur : la caméra reste parfois dans le placard de la chambre de Chloé sans regarder/laisser voir réellement ce qui s’y passe, questionnant ainsi tant notre pulsion scopique qu’une forme de complicité passive avec le mal-être qui la guette. Le premier tiers apparaît ainsi comme un Home Invasion inversé, où la Présence est envahie par l’arrivée de cette famille. La caméra navigue à toute allure, évitant les regards des nouveaux arrivants dans un jeu réjouissant du chat et de la souris.

Soderbergh est devenu un expert du "tout avec rien“ en ayant pris, depuis quelques années, le chemin d’un artisanat à l’ancienne : il réalise énormément de longs-métrages en peu de temps avec un concept fort qu’il investit au maximum (l’agoraphobie de Kimi ou encore le kidnapping de No Sudden Move). Son tour de force réside ici dans sa capacité à dépasser progressivement le dispositif en infusant une profondeur thématique. Il tisse un dialogue entre l'éclatement de cette cellule familiale et la structure même de la maison ; souvent placé à l’entrée, face à l’escalier menant aux chambres et entre la cuisine et le salon, le fantôme quadrille l’espace selon les dynamiques conflictuelles à l’oeuvre. L'introduction dans la chambre de Chloé ancre cependant d'emblée cette pièce comme épicentre du récit. La présence fantomatique, d'abord apeurée, tente d’y signaler son existence par les motifs classiques du genre – portes qui claquent, objets qui bougent – mais elle se révèle finalement moins malveillante qu'inquiète pour la nouvelle locataire, renversant la dialectique habituelle du film de hantise.

Le spectre est protecteur, l’ange gardien de Chloé contre ceux qui pourraient lui nuire. C'est dans cette dynamique que le film trouve sa charge la plus troublante. Lors d'un dîner familial houleux où Tyler s'oppose violemment à sa sœur, la présence, excédée, quitte la pièce à toute vitesse, survole les escaliers et saccage sa chambre, affirmant son existence et son rôle. La maison se fait alors le théâtre d'une guerre de territoires où l'intimité est un refuge sans cesse violé. Ryan (West Mulholland), lycéen populaire et amant de Chloé, incarne cette intrusion ultime. Vénéré par Tyler, il s'immisce dans la vie de Chloé comme une rencontre à première vue salvatrice ; il est l’un des rares personnages qui pénètrent l’intimité de cette famille au point que l’enchaînement des séquences soit rythmé par ses allées et venues. À travers lui, Soderbergh bifurque, ajoutant aux névroses familiales une réflexion sur la masculinité contemporaine et plus précisément sur la « culture Incel ». Son visage angélique et sa gentillesse cachent en réalité un être sournois, qui manipule les deux adolescents à sa guise, gagnant (facilement) la confiance de Tyler tout en ayant des relations sexuelles avec Chloé en cachette ; il est l’idéalisation de leurs fantasmes respectifs, à la fois gosse populaire et doux malgré ses tourments. Bien qu’il fasse mine d’être à l’écoute de Chloé après leurs ébats, il s’amuse aussi à dévoiler les photos dénudées d’une camarade pour s’amuser avec Tyler. C’est là que le fantôme intervient une nouvelle fois, ne quittant jamais du regard ce jeune homme ambivalent dans ses déambulations au cœur de la maison qu’il arpente comme un terrain connu, et parasitant même certaines de ses actions en faisant tomber des objets afin de faire diversion. La demeure tourne cependant au théâtre de marionnettes où Ryan tire les ficelles, jusqu’à la révélation glaçante de son lien avec la Présence – loin de la tendresse qu’il simule, il est prêt à tout pour assouvir ses désirs de soumission et violence envers les femmes – dont il est le meurtrier. Il profite des désirs de chacun (sexuels chez Chloé et de popularité chez Tyler) pour asseoir son narcissisme, se voyant lui-même comme un vengeur pour cette « jeunesse perdue ».

Soderbergh orchestre ainsi une réflexion sur la famille, le désir, la jeunesse, tout en ancrant son film dans un réalisme social acéré ; Présence se concentre avant tout sur les adolescents mais n’oublie pas leurs parents. La mère est complètement obnubilée par son travail : son téléphone, toujours dans l’une de ses mains, apparaît comme l’extension de son corps au point de traduire une certaine déshumanisation qui l’empêche de saisir les troubles de ses enfants. En face, son mari, figure plus douce et compréhensive, est perdu entre tous les maux de sa famille et erre tel un second spectre dans les couloirs sans réussir à trouver sa place. En somme c’est l'Amérique contemporaine, écrasée par ses fractures, qui est contenue dans cette maison-témoin, à l'image du Here de Robert Zemeckis auquel Présence fait écho dans son dernier plan qui casse le huis clos. Là où Zemeckis filme la maison comme mémoire du temps qui passe, Soderbergh en fait l'instantané du présent. Une maison hantée, oui, mais par les fantômes réels du monde moderne.


Nicolas Macé

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