Par Super Seven
SuperSeven :
A la croisée de ses satires de la bourgeoisie (Théorème) et de ses folles expérimentations orgiaques (Trilogie de la vie), un (autre) étrange objet prend place dans la filmographie de Pier Paolo Pasolini : Porcherie. Il est l’un de ses films les plus méconnus, sans doute car à mi chemin entre ces deux polarités, mais représente avec son montage parallèle le pont entre le versant théorique et celui organique et charnel de son œuvre révoltée et provocante.
Scindé en deux parties distinctes mais se faisant écho, on retrouve opposés deux comédiens français ; d’une part Jean-Pierre Léaud en jeune fils désabusé d’une famille de “la haute” (Julian), de l’autre Pierre Clémenti, quatre siècles plus tôt, en voyageur perdu sur les pentes de l’Etna.
Pasolini s'attelle, comme souvent, à révéler deux chemins vers la perversion jusqu’à ses confins les plus sordides en jouant de leurs circonstances respectives. À la fixité imposante et soignée du domaine familial de Julian dont les tons délavés soulignent l’absence de vie propre répond la rudesse rocailleuse de l’Etna où l’absence d’un autre ne représente pas un manque mais une menace, pendant que la couleur dégouline au même titre que la sueur et que la suie encrasse l’image. Surtout Julian est riche, possède tout le nécessaire matériel à une existence opulente mais refuse l’évidente union avec Ida (Anne Wiazemsky), qui représente hyperboliquement la jeunesse “consciente” à travers des discours contestataires des politiques en place qu’elle rabâche comme par automatisme pour se dédouaner de son statut social. Julian est celui qui a tout mais ne s’intéresse fondamentalement à rien tant son univers l’étouffe au point de le condamner à la déviance. Pasolini oblige, celle-ci est radicale puisque Julian alterne entre des phases de catatonie et des relations zoophiles avec les cochons de la porcherie de son père.
Le vagabond est lui aussi contraint à pécher, son errance – ou sa fuite – inexpliquée le conduit à ses limites psychiques et physiques, la folie et la faim le réduisant au cannibalisme pour sa propre survie. Du moins c'est ce qu'il semble jusqu'à ce que la question de la nécessité soit balayée d'un éclat de voix ; après avoir été silencieux tout du long, l’homme finit par répéter “j'ai tué mon père, mangé de la chair humaine et frissonné de joie”.
La métaphore est ainsi le terreau de l'ambiguïté et du politique. Certes moins limpide que Théorème en la matière, il est dur de ne pas voir en Porcherie le portrait d’une jeunesse italienne d’après guerre désarmée, sans boussole morale. Les deux jeunes hommes évoluent instinctivement, privés de sens à leur existence par leur environnement et le poids d’un héritage familial obscur. Il n’est pas anodin de voir Franco Citti, l’Oedipe roi de Pasolini, dans la peau d’un autre cannibale tant le rapport au père (et plus largement aux crimes des ancêtres, d’où ces deux parties aux temporalités si éloignées) irrigue le chemin vers le vice. Le père de Julian (Ugo Tognazzi) est en effet un ancien bourreau nazi dont le changement d’identité n’efface pas la trace des horreurs perpétrées, tandis que le parricide du cannibale n'est que la première étape de sa descente vers la folie.
L’ambivalence de Porcherie réside dans cette impuissance que l’on est tenté d’accorder à ces deux garçons aux mœurs pourtant infâmes mais aux funestes destins liés. Ils finissent tous deux dévorés par des animaux – l’un par les cochons objets de ses pulsions, l’autre par des chiens errants encore plus affamés que lui –, fatalement broyés par la machine qui les a fait dérailler.
Pauline Jannon
De nouveau disponible en salles depuis le 5 mars 2025, distribution Malavida Films.