Critique du film Poor Things

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Par Super Seven

le 10/09/2023

SuperSeven :


Le Monstre & la Putain

Il est là, enfin. Annoncé (officieusement) à deux éditions cannoises consécutives, et finalement confirmé à la Mostra — où Yorgos Lanthimos avait déjà présenté La Favorite, Grand Prix & Volpi Cup pour Olivia Colman —, Poor Things marque la réunion entre le cinéaste et Emma Stone pour un résultat hallucinant. Relecture du livre éponyme d’Alasdair Gray — lui-même « prise » unique sur le mythe de Frankenstein — à laquelle est retirée la (particulière) narration ambiguë due aux points de vue se contredisant, Tony McNamara (déjà co-scénariste de La Favorite) ancre le récit seulement du côté de Bella Baxter (Emma Stone). Également productrice du film, l’actrice est de tous les plans et donne vie à un personnage très compliquée à aborder – une femme ayant le cerveau de son fœtus, lequel a été sacrifié pour la sauver. La difficulté relève ainsi de l’incarnation d’une complexe débilité, doublée d’une sexualité frontale et débridée, et si la voir réussir est déjà un exploit, le fait qu’elle élève le niveau relève du miracle.

En effet, Lanthimos se place à l’intérieur de son cerveau de nouveau-né pour mieux décortiquer ce qu’il s’y passe. Un noir et blanc se voit vite remplacé par des couleurs, saturées d’abord, qui se stabilisent au fil du développement de Bella, à l’instar de la vue d’un bébé, ne voyant pas la couleur avant quelques mois. Cet embrassement du point de vue, et son replacement dans l’univers si singulier dépeint, passe également par une utilisation extrême de l’anamorphique et du fish-eye. Au roman original, ancré dans la réalité (du XIXème siècle), est ajoutée une touche de fantastique, de sorte que les décors, les effets spéciaux — la plupart sont pratiques —, ou les costumes, tout s’inscrit dans un style steampunk aux touches de classicisme anglais. Surtout, Poor Things est la parfaite continuité de l’œuvre de Lanthimos. L’époque et l’humour — en plus enfantin, trash et bizarre — rappellent La Favorite, tandis que l’ambiguïté morale et sexuelle de Canine se retrouve dans ce personnage aux traits d’adulte mais très juvénile en soi, ouvertement sexuel et n’y réfléchissant pas — en tout cas à premier abord ; ce n’est pas l’inceste frère-sœur particulièrement noir de Canine, mais pas loin. De même, la noirceur de Mise à mort du Cerf Sacré parvient à exister entre les mailles comiques de Poor Things, et la quête d’identité renvoie en un sens à The Lobster.

C’est d’ailleurs sur ce dernier point que le film tire son épingle du jeu. Rapidement, Emma Stone s’amuse avec l’état quasi-végétatif de son personnage : seulement quelques syllabes de parlées et un rythme d’apprentissage très lent. Puis une rencontre avec une pomme change tout, dans une scène de relecture de la Bible complètement dérangée, qui rendrait jalouse la pêche de Timothée Chalamet dans Call Me By Your Name. Le changement procède du sexe, dans sa consommation la plus excessive. Mais l’acte charnel — et ses nombreuses variantes présentées— se révèle aussi libérateur qu’emprisonnant. Son parcours la voit réduite à son enveloppe physique dans le regard des hommes qu’elle croise, son état mental étant largement contrôlable. Or, soudainement, un tournant « féministe » et métaphorique s’opère. Une fois l’enfance finie (et le contrôle exercé par Dafoe terminé), Bella Baxter est confrontée à sa place dans une société qu’elle a connue, mais dans une vie passée. La thématique s’affine et affirme avec originalité une vue très positive, à tour de rôle, sur le travail du sexe, la libération des corps et de l’esprit.

L’acte sexuel physique — bien que définissant le film graphiquement — ne conduit alors jamais la pensée de son personnage, seulement son parcours. Ironique, ce nouveau départ fait écho à sa vie antérieure, dans laquelle elle a fui un mari violent par le suicide, la résurrection de sa naïveté ayant enfin pu la faire avancer par la suite. Sa (re)découverte du monde vient par l’envie d’en faire un endroit meilleur, pour elle et pour les autres. Finalement Bella agit comme Barbie si elle pouvait Ken. Lanthimos et Stone semblent s’être bien trouvés — trois nouveaux films ensemble sont prévus — et apportent à l’œuvre (et l’un à l’autre) une réjouissante vue sur leurs cinémas qui donnent seulement envie d’y replonger. Avec ce film, la comédienne rappelle l’excellence de son jeu comique, et Lanthimos, lui, signe sa plus belle œuvre.


Pierre-Alexandre Barillier

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