Critique du film La fièvre de Petrov

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Par Super Seven

le 30/11/2021

SuperSeven :


Au cœur d’une Russie rongée par la violence et le désenchantement, un poète demeure. Loin de s’attarder sur un constat politico-social simple, Kirill Serebrennikov va plus loin en offrant une réflexion sur l’art comme outil de rêve/cauchemar, doublée d’un questionnement sur la nostalgie et la mélancolie. La Fièvre de Petrov se veut alors être une balade dictée par la puissance de la mise en scène, à la liberté vertigineuse.

Véritable jeu de dupe entre la réalité et la fiction, au gré de plans séquences virtuoses, l’errance de Petrov est un pur prétexte de Serebrennikov pour insuffler sa passion pour le théâtre dans ce récit à l’allure expérimentale. La scène arbore toujours son double sens tant le sixième art est conjugué en permanence ; l’absurde à la Beckett côtoie des personnages shakespeariens, tandis que le théâtre antique est présent par l’approche quasi mythologique de cet univers. Les fantasmes vont et viennent au sein de séquences dénuées de coupes, à l’image de celle de dix-huit minutes – tour de force en termes de réalisation – où le décor évolue en permanence sans que l’on sache où se situer face aux images auxquelles nous sommes confrontées. Notre place de spectateur est sans cesse remise en avant, comme pour nous questionner sur le sens des plans, le point de vue à avoir. De la grippe d'un homme, sa fièvre créative et le chaos qu’elle génère, Serebrennikov fait ressortir la maladie d'un pays tout entier, et l’étourdissement provoqué par la prolifération d’informations contraires. Si « le cinéma est la vérité vingt-quatre fois par seconde » comme le prétend Godard, il est aussi là pour jouer avec celle-ci, l’idéaliser comme en montrer les travers.

Là, La Fièvre de Petrov transcende son sujet en opérant un virage à 180 degrés à mi-chemin, par un diptyque de souvenirs opposés. D'abord le souvenir nostalgique d'une enfance colorée dans les années 70/80, ou l'imaginaire se forge et les ennuis semblent loin ; ensuite, la réalité soviétique de la même époque dans un noir et blanc sidérant qui donne à voir la lente descente aux enfers d'une jeune femme qui paie le prix de sa liberté. Le ratio et l’étalonnage de cette première réminiscence, celle de Petrov lui-même, faisant écho aux films de famille en 16mm, confèrent à ces moments vécus une dimension réconfortante. Mieux, durant ces quelques minutes, le rêve, lié à la conquête spatiale d’antan qui ressurgit dans les créations de Petrov, est de mise, et l’URSS vécue nostalgiquement par un être qui n’a pas conscience des complexités du monde dans lequel il évolue. En face, le noir et blanc sobre et rigide par lequel nous découvrons la vie de Marina. Si la forme rappelle évidemment celle de Leto, qui joue déjà sur un rapport ténu entre mélancolie et terrible réalité de cette période, le ressenti est radicalement différent. Il joue avec le folklore russe, en détournant progressivement la figure mythologique de la Femme des Neiges, dont le conte vire du féerique au macabre ; elle fantasme les hommes nus, comme sous son emprise, rêve d’une belle carrière, mais voit son destin brisé par ces mêmes attributs masculins dont le poids social la dépasse au point de l’écraser. Des années plus tard, dans la diégèse contemporaine, Marina est restée coincée dans son costume de fée mais elle a vieilli, son apparat est délabré, et elle erre dans un bus en guidant les passagers tel Chiron vers l’enfer actuel d’un pays en pleine déliquescence. Les névroses du passé sont toujours vives, et le chaos semble éternel au sein de la Mère Patrie.

Pourtant, l’espoir demeure. À travers Petrova, femme du personnage principal, la revanche des femmes est possible. Elle venge la figure passée souillée, en s’affranchissant de ses menottes : sa famille et son statut de mère, la puissance patriarcale pour s’émanciper. Aussi, Petrov, dans le rapport avec son fils, montre l’importance de la transmission. Les tenues de cosmonautes ont cédé la place aux déguisements de super-héros américains ou de personnages de jeux vidéo nippons, mais l’importance du rêve reste la même. Les références évoluent, peut-être de manière regrettable, mais elles servent de garde-fous pour ne pas sombrer dans la folie ambiante, pour conserver une part d’innocence dans un monde d’aliénés. Ce faisant, Serebrennikov fait de sa Fièvre de Petrov une ode à la puissance et la liberté cinématographique, et artistique en général comme piliers essentiels d’un système rongé par le cynisme et la souffrance.


Elie Bartin

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