Critique du film Pacifiction : Tourments sur les îles

logo superseven

Par Super Seven

le 24/02/2023

SuperSeven :


PACIFICTION : RÉECOUTER / RÉOBSERVER

L’académie des César nous offre cette année une bonne surprise en faisant figurer le dernier film du très peu césarisable – a priori – Albert Serra dans neuf catégories. À défaut de le voir s’imposer, probablement face à La nuit du 12 (dans le meilleur des cas), dans cette institution qui flirte souvent avec un bien rance cinéma de papa, voici une occasion comme une autre pour nous d’aborder Pacifiction – Tourment sur les îles, premier du top 2022 de notre rédaction et pourtant rendez-vous manqué parmi nos articles hebdomadaires.

Il eût été bien dommage de ne jamais faire cas d’un phénomène comme celui-ci – ne serait-ce que face à la montée en grâce d’un metteur en scène aussi malaimable que clivant (au point même que les César semblent maintenant l’adouber). Pourtant, et cela révèle ô comme le film est massif, il est bien vite terrifiant de décrire et d’écrire sur Pacificition, qui cultive avec autant d’application l’intraductibilité de son dispositif. Il y a là un film certes sidérant, qui ne s’apprécie que dans la contemplation d’un épais mystère (une langue de cinéma qui s’invente sous nos yeux), mais tentons quand même, sans espérer traduire, de repasser sur l’idiome Pacifiction, à tête reposée, loin du tumulte d’un dernier jour à Cannes ou d’une surchargée semaine de novembre.

S’il est décrit par les uns et les autres comme un thriller paranoïaque obsédant, c’est bien par défaut d’autres formules pré-digestives à étaler. Il serait tout aussi court de dire que Pacifiction ne se réduit à aucun genre – qu’on pense au thriller, à la satire politique, ou quoi que ce soit d’autre. Car, en réalité Serra ne franchit jamais le seuil même d’un genre, à savoir un ensemble de codes, d’objets, tissés entre eux pour faire cohérence et s’inscrire dans une lignée -- avec ou sans subversion. Au contraire, il en dispose des signaux, autonomes et sans telos, et qui se désamorcent bien souvent entre eux.
À titre d’exemple, ce fameux cachet de thriller paranoïaque nucléaire est sans doute la plus délicieuse des fausses pistes. La paranoïa ne débute réellement que lors du dernier tiers du film, lorsqu’il plonge dans l’abstraction et abandonne toute potentialité narrative. Avant ça sont en effet disposés textuellement des horizons de thriller. « Nous avons entendu dire qu’il y aurait éventuellement une réitération du fait nucléaire ici » (sic) entend-on dans la bouche de Matahi Pembrun dès le début, ce après quoi De Roller découvre bien peu de choses, restant relativement serein et peu concerné par la situation (si bien qu’on peut oublier ce vrai / faux MacGuffin pendant des dizaines de minutes), jusqu’à ce désagrègement (atomique) de la diégèse et de la raison du personnage qui intervient en bout de piste. Pacifiction n’est jamais le récit d’un complot ou d’une enquête : l’enjeu revient quand De Roller, jusque-là si bavard, se tait et se met à observer, écouter, se met en quête de signes, et donc en position de réception immobile. D'un coup, tout bascule.

Or, bien honnêtement, il n’est pas si vrai dans l’absolu que Pacifiction ne ressemble qu’à lui. À la lumière de tout cela, on saisit bien que sa famille de cinéma est celle des plus grands aventuriers du contemporain. Cette suspension de tout destin, au profit de l’écoute et de l’observation du signe, est analogue aux deux occurrences récentes (et plus proche entre elles qu’on ne veut bien l’admettre) de ce nouveau cinéma de l’attention, Memoria et Nope. Cette succession de tableaux bavards, qui ne font pas histoire mais bâtissent la mécanique d’un petit monde étrange dont la réalité finit par s’effondrer sur elle-même, rappelle les derniers faits d’armes de Cristi Puiu (Malmkrog) et David Lynch (Twin Peaks The Return). Voilà une idée, s’il en faut, des expériences que lance l’avant-garde cinématographique en ce début XXIème siècle, et que Serra semble synthétiser avec toute l’aisance du monde.

Il faut bien sûr surtout mentionner, alors, la recette du geste de Serra, lequel n’advient que par le truchement fascinant de ses comédiens. Le réalisateur explique lui-même sa méthode par l’idée d’un désarmement de l’acteur dans son rapport au texte. Qu’il s’agisse de Benoît Magimel ou de non-professionnels, la méconnaissance des dialogues, dictés à l’oreillette en direct par Serra lui-même la plupart du temps, provoque, on l’a bien vu, un cachet bien particulier aux scènes de conversations qui composent les deux premiers tiers du film. Ce qui aurait pu être un défi gadgétisant présente l’air de rien une petite révolution de l’actorat. En même temps que le personnage est actif, puisqu’il s’exprime, il est attentif à sa phrase suivante, qui lui arrive au creux de l’oreille. Il réfléchit à ce qu’il dit – et quelle prouesse de réalisme puisque toute entreprise de discours oral est toujours discontinue, dans la vie, par une réflexion simultanée – voire s’écoute littéralement parler ; quelle manière de décrire De Roller ce dandy politicard mi-Trump mi-Casanova asexuel, engoncé dans son costume, dont le corps est avant tout mis en action par la parole qui le révèle. Que dire d’ailleurs de cette masse de mots sur la politique, la vie de l’île, ses traditions, tous ces bons mots de relations publiques qui tissent le texte de deux heures de film avant que le langage disparaisse ? Ils sont avant tout bruit. Bruit qui se mêle et se tasse sous celui d’un moteur d’avion, de rouleaux de vagues et de jetskis en plein concours de surf, aux élégies exotica de cette boîte de nuit légendaire, le Paradise. Séquences de discours discontinu, destiné à se noyer dans sa propre abondance, où l’important n’est jamais le texte mais bien le découpage, à trois caméras, et le montage : physicalité de l’actif qui produit le discours, physicalité du passif qui le reçoit. Parfois dans l’écoute voire la résistance (on a pu commenter à l’envi la lutte tacite qui se met en place entre Magimel et Pembrun, et qui repose, au fond, sur qui dispose du langage), parfois dans la distraction, l’écoute d’autre chose, voire le sommeil ou la léthargie alcoolisée, outil qui désagrège la rationalité du verbe et fait plonger progressivement Pacifiction dans l’abîme de son troisième mouvement. Et en cela, le monologue de Magimel face à Lluis Serrat ronflant comme un tractopelle acte magnifiquement la fin du langage comme vecteur de sens au sein du film.

Finissant là où il avait commencé, en boîte de nuit, les dialogues en moins, Pacifiction dévoile son seul et unique genre : celui de l’hallucination, la plus belle des hallucinations.


Victor Lepesant

pacifiction image.jpeg