Critique du film Oppenheimer

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Par Super Seven

le 17/08/2023

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Avec Oppenheimer, Christopher Nolan propose l’annihilation totale. Tenet marquait le commencement d’une phase finale, qui voit le minimalisme des enjeux se confronter à une narration beaucoup plus dense, et qui ramène son cinéma au seul statut d'instrument qu’il triture dans tous les sens comme un enfant dans sa vision fantasmée de ce James Bond métaphysique. Soudainement, tout ceci disparaît, dans un embrasement ne laissant rien sur son passage. C’est un spectacle de feu et de fumée où la cire du monde coule en permanence. Où l’image semble sur le point d’imploser à chaque instant, dans un mouvement continu de sous-bassement terrestre rappelant le mouvement de tombé infini d’Inception. Nolan fracasse le temps dans un grand film mental, migraineux, tapant continuellement sur les murs en avançant. C’est un film monde, oui, mais avant tout un film personnage. Pas un hasard s'il porte son nom : Oppenheimer. Chaque grain de la pellicule est Oppenheimer, mais aussi chaque teinte du cadre, chaque effet de montage. Or que peut être l’esprit d’un tel homme, tiraillé de toute part, au bord du gouffre ?

Il n’y a, dans Oppenheimer — comme dans l’esprit humain — aucune structure identifiable. Les émotions et les souvenirs se confondent entre eux, et les temps se conjuguent tous ensemble. Ce montage de la répétition, de la rythmique rompue suit un mouvement continuel ; les actions sont montrées plusieurs fois, certains détails ne reviennent que plusieurs heures après, et les mots échappent à tout espace réel. La mort de Jean (Florence Pugh) et la chute d’oreillers qui la symbolise — cette chute si chère au cinéma de Nolan, qui déjà touchait l’équipe de Cobb dans Inception — en est peut-être la meilleure illustration, les coussins frappant le sol avec une violence telle qu’elle semble heurter le crâne d'Oppie. Elle est la chute ininterrompue de ce héros « schraderien » qu’est Oppenheimer ; ce n’est d'ailleurs pas anodin que Paul Schrader ait déclaré qu’il s'agisse du film le plus important du siècle — je ne lui donnerais pas tort ici.

C’est un exercice bien périlleux qu’entreprend Nolan, celui de dépeindre un esprit, et uniquement un esprit, lequel évolue dans et révèle toute l’Amérique de l’avant et de l’après-guerre. Le tout sans oublier le cœur de son œuvre, la rencontre entre l’humain et la notion abstraite (ici la mort, la fin de toute chose). Comme à son habitude il le fait uniquement à travers les sensations les plus strictes du corps humain. Le cinéma de Nolan est corporel, non pas qu’il soit attaché au corps (ou du moins à le filmer), mais il fait toujours ressentir l’importance de la subjectivité corporelle. Ainsi dans le sublime Inception, la caméra présente constamment un corps en sommeil, son balancement continu, sa lourdeur, et l’on se sent planer dans cette rêverie. Les notions abstraites qui fascinent Nolan, ne peuvent se concevoir qu’à travers la version floue et distordue de la vision humaine. Nolan ne prend pas le monde « à hauteur de Dieu » comme pourrait le faire Kubrick qui l’inspire tant, mais toujours par la petitesse de l’homme, par ses souvenirs peu clairs, ses défaillances pour discerner pleinement ce qui l’entoure. Et ce cinéma du corps se conjugue parfaitement au cinéma de l’esprit. Nolan touche l’humanité dans ses scènes de complexité, ses paradoxes qui le fascinent tant.

Les récits d’amitié ont toujours parsemé ses films. Des amitiés malmenées par les enjeux de la grande histoire, mais d’une sincérité tendre et réelle. Ce sont Robert Pattinson et John David Washington dans Tenet, et c’est ici tout un amas de personnages qui accompagnent Oppenheimer avec leur sagesse. Albert Einstein, Ernest Lawrence, Giovanni Rossi Lomanitz, Niels Bohr, Isidor Isaac Rabi défilent sous nos yeux mais tous sont si tangibles et importants en quelques plans seulement. C’est que Nolan sait adapter la grandeur de sa mise à scène à la grande histoire. Ces personnages sont filmés pour ce qu’ils sont : des figures historiques ayant façonné notre monde. Oppenheimer est souvent comparé à Amadeus – bien sûr pour le grand affrontement Lewis Strauss / Oppie qui renvoie à celui entre Salieri et Mozart –, mais j’aimerais ajouter que Nolan a su capter l’essence du regard de Miloš Forman. Quand celui-ci filme Mozart, il ne filme pas un simple homme, il filme Mozart, en embrassant son caractère quasi mythologique. Et quand Mozart meurt, quelque chose s’éteint réellement. D’où l’intérêt ici du casting à rallonge, entièrement composé de stars. C’est un défilé de personnages aux allures de train fantôme : chaque porte ouvre sur un général de l’armée, un président, qui ne restera qu’une scène mais marquera d’une empreinte considérable la vie d’Oppenheimer. Quelle ironie de prendre trois acteurs ayant remporté un Oscar du meilleur acteur (Rami Malek, Gary Oldman, Casey Affleck) et de leur donner une seule scène à chacun d’entre eux. Mais ce n’est pas vraiment un hasard, c’est que, justement, ils sont de grands acteurs et seuls eux peuvent assurer ce qu’ils incarnent.

Ce labyrinthe de grandeur atteint son point d’orgue lorsqu’une allusion d’Oppie provoque la venue d’un général campé par Casey Affleck. Il dévore littéralement le cadre avec un accent russe digne d’un méchant bondien, et sa diction lente, d’une violence sous-jacente et glaçante. Il est là, calme, comme toujours, faisant presque mine de faussement s’effacer tout en perçant Oppie du regard, pendant que Matt Damon décrit la terreur qu’incarne ce militaire. De tout ce qu’on accable Nolan, je doute qu’on puisse refuser de lui reconnaitre que c’est un grand cinéaste de tension. Un personnage secondaire se démarque dans toute cette furie : Edward Teller, incarné par Benny Sadfie, aussi talentueux devant que derrière la caméra. Alors qu’Oppenheimer est constamment cerné de toutes parts (Nolan s’inscrit dans la lignée des thrillers paranoïaques des années 70), c’est la bouffée chaleureuse d’une présence amicale qui donne de l’air au film. Oppenheimer / Edward Teller, une amitié moins évidente que beaucoup d’autres. C’est une relation de frères alliés et ennemis qui se dresse tout le long. Une relation malmenée, détruite même, par les injonctions de la politique américaine et les intérêts divergents, mais teintée d’un respect mutuel qui se construit peu à peu, y compris jusqu’à la trahison finale.

Nolan auteur des grands mouvements, des notions abstraites, oui sûrement, mais on ne cite jamais ses petits gestes qui font aussi le sel de son œuvre. L’échange de regard entre Robert Pattinson et John David Washington pour conclure Tenet hier, et ce serrage de main entre Edward Teller et Robert Oppenheimer aujourd’hui. Un court geste, de deux humains cabossés, de deux figures internationales déclinantes. Une main serrée à une remise de prix face la stature impassible d’Emily Blunt. Refuser à Nolan ce statut de cinéaste humain et « d’émotions » revient à ne considérer qu’à moitié l’œuvre d’un artiste qui a toujours placé les paradoxes humains et relationnels au cœur de ses paradoxes abstraits et scientifiques. Par le biais de cette vision corporelle et humaine confrontée à la métaphysique, Christopher Nolan arrive le mieux à nous faire ressentir la grandeur de ce qui dépasse notre petitesse et la beauté humaine de cette dernière, titubant entre les parois du néant et le sourire de nos proches.

Le point de vue humain ne vient pas amoindrir l’effroi et l’irréel de la notion de mort. C’est par les tremblements du point de vue que nous cernons l’immensité de la chose. Imaginez une tour devant vous. Plus elle sera grande, plus votre vision l’apercevra difficilement, vous devrez lever la tête pour la voir et l’image que vous en aurez sera une contre-plongée déformée. En revanche, plus elle sera large et plus vous n’en verrez qu’une part infime ; elle sera plus terrifiante et votre vision n’en sera que plus floue. L’idée et la capacité d’annihilation, évoquée en préambule, est quelque chose qui, au-delà de dépasser tout humain en soi, n’aurait jamais dû être touchée par notre espèce. Aussi confiante et terrifiante que soit la grande machine des gouvernements dirigeants, sa soif de pouvoir, sa cupidité, n’appréhende pas le soufflement de ces braises lourdes. La froideur de la machine gouvernementale déchoit l’humanité de sa fonction, et tend même à la destruction de ladite humanité – notion à comprendre dans son sens le plus large. C’est cela que voit Nolan, c’est cela que lui seul parvient à visualiser, cette chose totalement imperceptible, cette chose que l’auteur de cet article tente en vain de décrire par ces mots tremblants. Le tremblement de l’homme est la seule réalité, la seule réaction au néant de la mort. Personne n’a retranscrit cette idée aussi distinctement que Nolan avant lui, personne. Il a réussi à toucher le soleil tel Prométhée, avec ce court instant de silence où toute l’image, tout l’écran, toute la salle, tous les spectateurs et même tout le monde est englouti par la masse informe de feu. Cela passe, dans une logique d’enveloppement toujours, par cette musique lourde, qui vient frapper le tympan, mais aussi par ces quelques plans finaux, où l’éternel, l’inéluctable succède à l’intime. Un visage qui englobe tout le cadre, un visage terrifié, et un feu inarrêtable enrobant la terre. Comment a-t-on pu ne pas le croire quand il affirmait que les premiers spectateurs sont sortis de la projection en étant incapable de parler ? Comment dire le moindre mot devant cette vision d’horreur ? Comment, finalement, trouver un quelconque intérêt à ces quelques lignes ? Oppenheimer est un nouveau tour de force, un tour de magie évidemment. Nolan touche la grâce et les grandes lois insolvables de notre univers, celle que sa science bien aimée ne peut même pas concevoir, celle que seul l’art lui permet d’atteindre.

“Now I am become Death, the destroyer of the worlds”– Vishnu dans le Bhagavad-Gita


Victor Abouaf

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